Molière toujours
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Ludovic Lagarde impose un « Avare » résolument noir et paradoxalement jubilatoire avec Laurent Poitrenaux dans le rôle-titre. Molière revisité de fond en comble et surtout révélé : du grand théâtre.
Comme dans toutes ses grandes comédies, Molière s’attache ici à peindre au vitriol des ridicules ou des méchants dans la société de son siècle. Face à eux, des hommes de tolérance, de gentils amoureux et des serviteurs sympathiques, roublards et malicieux qui sont le moteur comique des pièces. La mise en scène de Ludovic Lagarde se démarque de ce schéma de plusieurs façons et, loin de trahir l’auteur, en dévoile la lucidité et le profond pessimisme.
En premier lieu, il transpose son Avare aujourd’hui. Désormais spécialisé dans l’import-export, ce dernier règne sur de vastes entrepôts emplis de conteneurs et de caisses au volume imposant que des employés passent leur temps à manipuler au gré des arrivages et des ventes au moyen de transpalettes. Parmi les « denrées », on discerne des cartouches de cigarettes. Ces empilements de caisses fournissent à la scénographie d’Antoine Vasseur une grande mobilité et aux jeunes amoureux ainsi qu’aux serviteurs d’idéales cachettes. En fond de scène, un écran qu’Harpagon allume d’un coup de télécommande lui permet de surveiller le bout de jardin où est enterrée la fameuse cassette aux louis d’or. Cette transposition n’est pas de pure forme, bien au contraire : elle démasque en passant ces richissimes d’hier à aujourd’hui peu scrupuleux sur les moyens de faire commerce, habiles intermédiaires exclusivement occupés à « faire profit de tout », prêts s’ils l’estiment intéressant à vendre leurs propres enfants.
La seconde distance que prend le metteur en scène, là aussi diablement efficace, consiste à noircir le trait. Si les filles, Élise (fille d’Harpagon) et Mariane (la jolie demoiselle que père et fils convoitent et se disputent), restent bien les victimes de ces mariages imposés, y compris par la force, par un impitoyable patriarcat, les fils bénéficient d’un traitement plus caricatural. Alexandre Pallu façonne un Valère obséquieux dont le double jeu semble être l’art favori. Il parvient à nous faire rire aux larmes avec ce lâche enclin à toutes les compromissions. Paradoxe merveilleux. Le fils Cléante (Tom Politano), pour être moins veule, n’est guère plus recommandable, prêt à trouver argument de la ladrerie de son père pour le voler. Quant à Chrystèle Tual (Frosine), elle interprète une incroyable mère maquerelle, reine de l’artifice dans un rôle de composition qui ne cesse d’évoluer au gré de ses déconvenues.
Il faut encore parler de la fin, beaucoup plus noire que celle écrite par Molière. Fini le happy end, déjà cousu de fil blanc dans sa version originale. Les retrouvailles d’Harpagon et de sa cassette sont à proprement parler glaçantes, et la dernière image, fort belle, donne à voir le pouvoir mortifère de l’argent.
Ludovic Lagarde et Laurent Poitrenaux, une équipe de choc
Cette mise en scène et plus encore l’interprétation révèlent en outre la virulence du propos. Harpagon joué par Laurent Poitrenaux est un paranoïaque prêt à partir en vrille tout autant qu’un adepte du veau d’or, un solitaire qui ne fait confiance à personne et que les armes d’aujourd’hui rendent redoutable. Sa carabine n’est jamais loin, et lorsqu’on le voit surgir, tel un chasseur de la savane, jetant de droite et de gauche des regards méfiants et inquiets, le corps arc-bouté sur son arme, le pas allongé, il apparaît pour ce qu’il est : un de ces hommes que la rubrique des faits-divers met régulièrement en avant. Mais chez Molière le ridicule est toujours présent, et Laurent Poitrenaux ne l’oublie pas, parant son Harpagon de tics drolatiques et se livrant à toutes sortes de pitreries qui en rajoutent sur la folie du personnage. Où il nous fait au passage démonstration de ses dons de contorsionniste. La salle est hilare, joyeuse, la tension retombe, on entre dans le registre de la comédie.
Le choix d’une mise en scène très noire a aussi le mérite de nous remémorer que les mariages forcés ainsi que la tyrannie qu’exerçaient les maîtres sur leurs valets n’étaient pas théoriques mais bien réelles. Voir Harpagon jeter au sol ses enfants en leur tordant férocement les oreilles ou maltraiter ses domestiques avec cruauté et violence, et plus généralement humilier tout le monde, nous rappelle bien à point l’horreur absolue des abus de pouvoir des puissants. De même que sont soulignées avec justesse toutes les transactions dont les femmes sont l’objet…
Il serait injuste de ne pas rendre hommage à la superbe qualité des lumières. Tout ce petit monde évolue dans un univers glacé, constamment éclairé pour que rien n’échappe à la surveillance. En contrepoint, la grande mobilité du jeu des comédiens et la vitesse des mouvements symbolisent cette vie étouffée qui malgré tout réclame ses droits.
Un magnifique travail qu’il faut aller voir tant qu’il est encore temps (la tournée, triomphale, dure déjà depuis deux ans…). ¶
Trina Mounier
l’Avare, de Molière
Mise en scène : Ludovic Lagarde
Avec : Laurent Poitrenaux (Harpagon), Christèle Tual (Frosine), Julien Storini (La Flèche, le Commissaire), Tom Politano (Cléante), Myrtille Bordier (Élise), Alexandre Pallu (Valère), Marion Barché (Mariane), Louise Dupuis (Maître Jacques)
Avec la participation des élèves de la classe de la Comédie de Reims
Assistant à la mise en scène et vidéo : Céline Gaudier
Dramaturgie : Marion Stoufflet
Scénographie : Antoine Vasseur
Costumes : Marion La Rocca
Maquillage et coiffure : Cécile Kretschmar
Musique : Pierre‑Alexandre « Yuksek » Busson
Son et vidéo : David Bichindaritz
Ensemblier : Éric Delpla
Mouvement : Stéfany Ganachaud
Assistanat aux costumes : Gwendoline Bouget
Teinture et patines costumes : Aude Amedeo
Maquillage : Mitym Brimeur
Régie générale : Jean‑Luc Briand
Photos : © Pascal Gély
Production : Comédie de Reims, centre dramatique national
T.N.P. • 8, place Lazare-Goujon • 69100 Villeurbanne
04 78 03 30 40
Du 17 au 21 février 2016 à 20 heures
Durée : 2 h 40
De 10 € à 25 €