À la table de Kafka
Par Cédric Enjalbert
Les Trois Coups
Isabelle Starkier par ici, au collège de La Salle avec « Résister c’est exister », Isabelle Starkier par là, à la Fabrik’Théâtre avec « Monsieur de Pourceaugnac », Isabelle Starkier ici aussi, au Théâtre des Halles pour une très esthétisante mise en scène du « Bal de Kakfa », de l’Australien Timothy Daly. Les trouvailles de mise en scène et l’atmosphère sombre aux couleurs sépia infusent tout l’air, chaque silence et chaque mot. À tel point que ce bal si extravagant finit en asphyxie.
« Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla… » La Métamorphose ouvre le bal et le met en musique. Elle donne, en outre, la clé du travail d’Isabelle Starkier et de sa compagnie, le Star Théâtre (qui entend toucher le plus large public afin de faire du théâtre un des nœuds du tissu social, en allant jouer hors les murs notamment). La métamorphose touche, en effet, l’espace, comme pris dans un kaléidoscope expressionniste qui diffracte la lumière, brise les formes et altère les perspectives. Un seul élément de scénographie, d’ailleurs immergé dans une semi-pénombre qui efface tout alentour et gonfle le hors-champ : une table démesurée. Table à tout faire, elle tourne et se montre, selon sa face et tour à tour, tréteau de théâtre, piste de danse, table à manger ou de travail. Table bancale, elle s’incline pour devenir colline. Table en forme de parallélépipède irrégulier, elle envoie les lignes de fuite valdinguer dans le noir, dans cette obscurité devenue palpable, matière noire à nourrir la matière grise.
La métamorphose déforme aussi ces costumes (d’Anne Bothuon) faits à l’exacte mesure des personnages : plissés, retroussés, froissés pour Hermann Kafka, alias Philippe Millat-Carus, convaincant père juif autoritaire aux allures de « ver annelé » ; bouffants pour Ottla (Anne Mauberet), la fille et sœur tournée vers soi cependant retenue par sa famille ; pour Erika Vandelet, dans le rôle de Julie, drôle de mère juive aux faux airs de mante religieuse, aimant tant qu’elle en oublie de penser, des angles là où ça fait mal : aux épaules et aux fesses. La métamorphose agresse les hommes, enfin, défigurés par un masque, maquillés à outrance, devenus cancrelats.
Franz Kafka, magistralement interprété par Sébastien Desjours, est fascinant en jeune homme timide et blafard, artiste incompris, écrivain craintif en quête de soi, explorateur d’un univers mental à l’horizon infini. Grégoire Samsa, Franz Kafka, tous deux rêveurs d’un monde grotesque, où le microcosme humain est agrandi et réévalué à l’aune d’une lentille grossissante, révèlent les sursauts pathétiques et farcesques de la vermine humaine. La pièce, sans être érudite, manie les références, picturales notamment, joue d’échos et entend porter un discours motivé, mais pas toujours bien tenu, sur le théâtre, Kafka, l’identité… sur les difficultés de la création et la marginalité, aussi ; sur les conflits entre l’amour filial et l’amour de soi ; sur le rapport du rêve à la réalité, enfin.
Nonobstant la générosité des comédiens, fougueux, talentueux, emportés par un jeu fol et grotesque, l’ambitieux projet rencontre deux limites. À vouloir tout dire de Kafka, et fort d’une connaissance qui pourrait bien se limiter à la Métamorphose, à multiplier des sujets si vastes, le texte, de Timothy Daly paraît bavard. La mise en scène, elle, si bien mise, si parfaitement conçue, fonctionne en système clos, comme une architecture imprenable. Elle ne laisse donc aucune accroche, aucune aspérité à laquelle s’agripper. Pris entre cette parole verbeuse et la chaleur suffocante d’un univers oppressant mais irrésistible (‑ment beau), le spectateur suffoque. Des variations ponctuelles dans l’intensité lumineuse par trop uniforme, ainsi que des écarts à la monochromie de l’ambiance, des effets de rythme plus insistants (une franche accélération lors des danses et des chants yiddish, notamment), la création d’un « hors-table », quelques pas de côté, insuffleraient de salutaires bouffées d’air dans ce monde gagné par une insupportable et inquiétante étrangeté. À la table de Kafka, la vie extravagante et folle halète, certes, mais, sans jamais reprendre sa respiration, finit par étouffer. ¶
Cédric Enjalbert
le Bal de Kafka, de Timothy Daly
Traduit par Michel Lederer
Cie Star Theatre
Mise en scène : Isabelle Starkier
Avec : Sébastien Desjours , Guilaine Londez, Anne Mauberret, Philippe Millat‑Carus, Erika Vandelet
Décors : Jean‑Pierre Benzekri
Costumes : Anne Bothuon
Masques : Nicole Princet
Maquillages : Fabienne Leymonerie
Lumières : Stéphane Lebaleur
Photo : Jean‑Pierre Benzekri
Théâtre des Halles • rue du Roi‑René • 84000 Avignon
Du 7 au 30 juillet 2009, à 14 heures
Réservations : 04 32 76 24 51
Durée : 1 h 45
21 € | 15 € | 12 €