Héroïnes
Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups
Imposante galerie de personnages, dont de nombreuses femmes puissantes, montage trépidant avec chants et contrepoint à la sauce brechtienne : deux spectacles du festival Villeneuve en Scène misent sur la durée pour disséquer la complexité du monde. Beau travail !
Le temps nous est sans cesse confisqué par une société de la vitesse et de la rentabilité : réapproprions-le-nous. Dans l’écrin de verdure d’un verger et dans la cour d’une école de Villeneuve, deux créations fleuves nous invitent à nous assoir au seuil de l’instant.
Le Bal du nouveau monde, présenté en deux épisodes, offre une pause réflexive et festive : nous sommes en 2082, après la prise de la banque centrale européenne. Les citoyens et citoyennes s’organisent autour de nouveaux rituels : votes participatifs qui donnent la priorité au vivant suivis de spectacles amateurs qui relatent les hauts faits du « temps de la Grande Précarité » (le nôtre)… Ce monde d’après où chacun·e peut s’improviser comédien·ne a de la gueule !
Le premier épisode que nous avons pu découvrir célèbre Louise Simonot, une militante du Vallon, zone en friche à la sortie d’une ville où des jardins sont menacés de bétonnage. Toute ressemblance avec un combat récent – l’occupation et la défense des Vaîtes à Besançon – est assumée (lire l’article sur le spectacle d’Audrey Vernon présenté lors d’une récente action des Soulèvements de la terre). Au-delà de cet épisode auquel certains membres de la compagnie théâtrale ont participé, on retrouve ici les enjeux écologiques mondiaux et l’universalité de la lutte de David contre Goliath, des échos de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, des Lentillières dijonnaises, des jardins d’Aubervilliers et autres lieux en lutte.
Car il n’est pas facile de montrer, sans manichéisme ni angélisme, la diversité des points de vue. Le Ring théâtre y parvient-il ? Les personnages sont un brin caricaturaux, à la Brecht, les innocents au grand cœur façon martyrs à la Lars Von Trier et les méchants vendus au grand Capital tiennent le haut du pavé : Boquet, le maire histrionique et cynique rêve de métropole, son jeu se polit au cours de la pièce. Louise et son amoureux petit paysan préfèrent défendre la solidarité, un travail qui ait du sens et soit respectueux de la terre : « une brèche décente (…) où les gens redeviennent vivants ». Pablo, le simple, rappelle Lenny du roman Des Souris et des Hommes. Jeannine, dont l’enterrement débute la pièce, semble un hommage au personnage de l’ouvrière Suzanne du film documentaire Classe de lutte des groupes Medvedkine. Dior, poète lunaire intempestif, célèbre la terre, dans une posture décalée. La multiplicité des personnages permet de la nuance et les plus charismatiques sont parfois des rôles secondaires comme cette chanteuse à barbe et claquettes, ce chauffeur qui évoque finement la lutte des classes ou encore cette serveuse qui souhaite miser dans le jardinage et les cours de tir pour se préparer à l’effondrement.
Le niveau de jeu de la troupe est excellent, parfois en léger décalage avec les véritables amateurs qui interviennent dans le cours de la fable : la force du réel qu’ils insufflent est toutefois le signe d’une vraie et appréciable prise de risque.
Théâtre populaire utopique
C’est une vraie gageure de nous entraîner dans un théâtre populaire, contemporain et post-apocalyptique qui ne soit pas culpabilisant (le joyeusement alarmiste Apocalypse de Marzouk Machine s’y est déjà collé avec brio, dans une langue qui, au féminin, dénonce, depuis le futur, les absurdités de notre époque). Ici, c’est la posture militante qui prédomine, avec sa charge parfois didactique. Le propos est très politisé, farci de références, on sent par exemple l’influence des Bullshit jobs de l’économiste David Graeber, des anthropologues et philosophes du vivant…
Loin du pensum, la colère et la révolte prennent des atouts franchement burlesques. On se laisse même sensibiliser à des détails techniques et juridiques : un vade mecum de lutte ! La scénographie, en bi-frontal, sur des gradins en bois et les saynètes centrales, construites à partir d’éléments de bric et de broc, accentuent l’aspect participatif joyeux.
Le théâtre que l’universitaire Olivier Neveux appelle de ses vœux, « tout autant réfractaire à la domination d’une majorité enrégimentée qu’à la célébration dévote du théâtre », trouve ici une illustration. Oui, le monde est transformable et le Ring Théâtre colle une beigne à la solastalgie : un jeune public y trouvera un allant pour affronter l’avenir. Le texte de Jana Rémond, basée sur une écriture collective, de plateau, fait entendre une belle palette de voix de marginaux et de rois de la com, saisit la poésie, les obstinations, comme les éléments de langage. Il nous offre de surcroît – et c’est rare – des rôles féminins épais et revigorants. Le spectacle, en plein air, prend ici des atours d’agora.
L’épisode 2, se consacre à la grève et au monde des bouchers, il est mené par Camille une infirmière de collège. Le dernier du triptyque, autour de Rosa, s’interrogera sur les migrants et l’obsession de la sécurité. On aime ce théâtre qui ose parler d’aujourd’hui, montrer les lâchetés et les trahisons dans les luttes (quitte à mettre en abîme, parfois, ses propres difficultés), faire claquer le drapeau de la CGT et la parole des Gilets Jaunes. Et qu’il est jouissif de voir tant de monde et de figures au plateau !
Le ballet de la cour
Dans Héroïne, nouvel opus des Arts Oseurs, compagnie que l’on apprécie pour ses spectacles documentaires aussi bourdieusiens que populaires, on retrouve la même valse des costumes, une troupe riche et transformiste qui chante les métiers, les parlures et les gens de peu. D’emblée, le lieu impose une solennité. On passe les « portes » de ce faux tribunal à histoires vraies et on avance, un peu intimidés, dans l’allée centrale entre deux travées de bancs.
L’église, le théâtre et la salle d’audience ont ceci en commun : un espace sacré, un attachement au rituel et une haute idée de la parole. On sait qu’on embarque pour quatre heures (entracte compris) d’épopée judiciaire, une plongée dans un milieu professionnel, un feuilletage de tranches de vie d’un service public où se côtoient momentanément avocats, flics, éducs spé, prévenus et plaignants, prolos et bourgeois…
« Voilà, voudrais-tu être mon héroïne ? » demande la metteuse en scène narratrice Périne Faivre à l’avocate Claire Rivière, dans une lettre liminaire, « J’aimerais te regarder vivre et travailler, parce que je t’admire et que tu m’inspires ». Le regard de cette commentatrice distanciée rappelle fort, à nouveau, le théâtre épique. Ici, on observe « la vie qui vous rabat le caquet », on tente d’apercevoir la vérité, on brûle de désir.
Les changements de costumes nous font goûter tout le talent de comédiens et comédiennes épatantes, un croquiste saisit à merveille les attitudes, la vie explose, les prises de parole sont toujours vives, douloureuses, humiliantes, interrompues, techniques… Et quand on n’y arrive plus, le corps prend le relais par la puissance du Krump, cette danse de révolte où le corps tente de se dégager des dominations.
La scénographie qui évolue à vue, jouant des transparences et des mouvements de l’âme, comme des procès, est à la fois épurée et époustouflante. Elle dit tout des mises à nu trompeuses et voyeuristes de la justice, de la vérité qui joue à cache-cache, toute empesée de déterminismes sociaux.
Ce spectacle long, profus, intense, est un bain de langues, un défilé de dégaines, de masques, d’émotions, une oscillation entre récit subjectif, puissantes incarnations et scènes chorales. Vif, nuancé, rythmé avec la patte sociale et sociologique de Périne Faivre. C’est qu’il se met au rythme des tribunaux : ses longues enquêtes et interrogatoires à rebonds, ses attentes, ses reports…
À la sortie, on entend : « Quelle force, quelle merveille », « Je n’ai pas vu le temps passer » ; un groupe d’avocats salue la peinture réaliste de sa profession. Le titre devrait plutôt user du pluriel : ce sont toutes les forces vives des petites mains qui, sont ici célébrées, les mères célibataires, les femmes de ménage, les battantes épuisées des prétoires, tout ce peuple de combatives qui reste sur le pont malgré la dureté d’une société et d’une institution qui ne leur font pas de cadeau. 🔴
Stéphanie Ruffier
Le Bal du nouveau monde, cie Ring Théâtre
Site de la compagnie
Mise en scène : Guillaume Fulconis
Avec : Cantor Bourdeaux, Laure Coignard, Juliette Chaigneau, Charlotte Dumez, Guillaume Fulconis, Audrey Montpied, Christophe Pichard, Kévin Sinesi, Julien Testard
Assistance à la mise en scène : MorganeCornet
Scénographie et régie plateau : Gala Ognibene
Régie générale : Clément Barillot
Création sonore : Jehanne Cretin-Maitenaz
Création lumière : Élias Farkli
Costumes : Floriane Gaudin
Conseil artistique et documentation : Claire Arnoux
Durée : deux épisodes de 2 heures
Dès 12 ans
Villeneuve en scène • Verger, plaine de l’Abbaye • 30400 Villeneuve-lez-Avignon
Du 9 au 21 juillet 2022
Deux épisodes joués en alternance chaque soir à 22 heures
Intégrale des deux épisodes le 15 juillet à 10 heures
De 10 € à 18 €
Réservations : 04 32 75 15 95 ou en ligne
Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 7 au 30 juillet 2022
Plus d’infos ici
Tournée (en cours) ici
• Le 28 juillet, Festival Eclat(s) de rue, à Caen
Héroïne, cie Les Arts Oseurs
Site de la compagnie
Mise en scène : Périne Faivre
Avec : Kevin Adjovi-Beco, Antoine Amblard, Caroline Cano, Sophia Chebchoub, Périne Faivre, Renaud Grémillon, Florie Guerrero-Abras, Dalana Migale, Moreno, Mario Van Den Broek
Composition musicale, scénographie, construction : RenaudGrémillon
Régie générale et plateau : Clarisse Flocon-Cholet
Régie structure : Christophe Nozeran
Régie son et construction : Jule Vidal
Durée : 4 heures avec entracte
Dès 12 ans
Villeneuve en scène • École Montolivet • 30400 Villeneuve-lez-Avignon
Du 9 au 21 juillet 2022 (relâche les 15 et 18 juillet), à 20 heures
De 10 € à 18 €
Réservations : 04 32 75 15 95 ou en ligne
Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 7 au 30 juillet 2022
Plus d’infos ici
Tournée ici
• Le 29 et 30 juillet, Festival Ax, à Ax-les-Thermes (09)
Du 17 au 19 août, CNAREP Le Parapluie, Festival international de théâtre de rue Éclat, à Aurillac (15)
Le 15 septembre, CNAREP Le Moulin fondu, Paris (75)
Les 23 et 24 septembre, CNAREP Quelques p’art, Temps fort, Annonay (07)
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ « Million Dollar Baby », d’Audrey Vernon, par Stéphanie Ruffier
Une réponse
Spectacles pleins d’entrain, comédiens très investis et excellents…