« One song – Histoire(s) du théâtre IV », Cour lycée Saint-Joseph, festival Avignon

1-Iphigénie-Tiago-Rodrigues-Anne-Théron © Christophe Raynaud de Lage

Une chanson pénétrante et assourdissante

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Après Milo Rau, Faustin Linyekula et Angelica Liddell, Miet Warlop expose à son tour son « histoire du théâtre ». Que représente cette forme pour elle ? Quelle est sa propre pratique depuis vingt ans ? La réponse de l’artiste flamande, plasticienne et performeuse, dans le quatrième volet de cette série, est une chanson d’une heure qui explore le motif de la répétition. Une performance coup de poing, coup de massue, fulgurante et assommante.

« Comment une [seule] chanson pourrait-elle donner une unité à toute une société ? » Telle est la question que Miet Warlop choisit de creuser pour exprimer son expérience théâtrale. La commande du théâtre national de Gand – lieu engagé, laboratoire, « école de résistance » – l’a amenée à revisiter son travail, son vocabulaire, son vécu émotionnel, avant d’aboutir à cette proposition. Une forme assez radicale. One song fait ainsi référence à plusieurs créations passées qui ont émergé après le décès de son frère, ainsi qu’à un spectacle à venir.

En effet, le spectacle emprunte beaucoup à Sportband / Afgetrainde klanken (2005), une pièce de deuil fondatrice, un tournant dans la vie de l’artiste, une performance sportive « anti-douleur ». Fruits of labor (2016) irrigue aussi One song : la pièce invitait à respirer ensemble et exorciser ses peurs. Ghost writer and the broken hand break (2018) proposait un concert rituel et des motifs chorégraphiques. Enfin, One song donne à voir des « sculptures de mots » qui seront très présentes dans la future création de Miet Warlop au Bangladesh.

Présentation par Miet Warlop

Mais quand on ignore tout de cet intertexte riche et de l’univers singulier de l’artiste, quel théâtre voit-on ? En quoi consiste cette chanson concert ? Déjà, on est immergé dans une installation foisonnante, à ciel ouvert, dans la somptueuse cour du lycée Saint-Joseph. Plusieurs espaces de jeu se dessinent : une estrade occupée par des supporters et une commentatrice sportive, un espace où des performers s’entraînent et un lieu de représentation. Le dispositif scénographique global, composite, s’apparente donc à une salle de concert, un gymnase et un stade. Les joueurs et les observateurs qui réagissent (arbitre inaudible, pom-pom boy décalé, spectateurs hypnotisés ou vociférants) s’y côtoient. Surtout, les corps, les instruments de musique, les mots et les objets (métronome, poutre, tapis roulant, planches, etc.) se mêlent de façon inventive.

Non seulement le travail plastique accompli est remarquable, mais il rappelle inéluctablement les origines du théâtre occidental : le lieu que l’on regarde et d’où l’on regarde, le chœur et son coryphée, les « personnages » s’adonnant à des séquences chantées, dansées, ritualisées, durant un temps déterminé. Toutefois, ce concert fait exploser les codes (et les tympans !). Après la présentation des sportifs par l’entraîneuse et le rythme imposé par le métronome, la chanson débute. Répétée près d’une heure, elle nous laisse pantois. Tant d’émotions contradictoires et de réflexions pénétrantes mêlées…

© Christophe Raynaud de Lage

Run for your life until you die

Des saynètes très chorégraphiées se déploient et recommencent, encore et encore, avec des variations : côté cour, les musiciens sportifs répètent de façon frénétique, jusqu’à l’épuisement. Puis chacun trouve sa place, manipule différents instruments et langages, et joue sa partition. Comme dans la vie. Les places et les rythmes changent, les intensités varient mais l’horloge (symbolisée par le métronome), impose à tout le monde un Temps inéluctable. Les paroles de One song donnent vite le la, entre dérision (« Knock knock, who is there ? »), douleur (« grief is like a rock in your head »), lucidité et énergie vitale (« Run for your life till we all die »).

On est d’abord happée par tant d’élans, charmée par l’ensemble. Des moments émeuvent et mettent en joie : une performeuse concentrée sur sa poutre fait chialer son violon. Un contrebassiste fait des abdominaux sous son instrument et la musique produite par la fusion de leurs deux « corps » sonne comme une jouissance mélancolique. Le chanteur, qui court à l’envers ou à l’endroit sur son tapis, ressasse son chagrin, mais assure qu’il « métamorphose » celui-ci en « raisin sucré » (allusion au dieu du théâtre et de la vigne, Dionysos). Enfin le pom-pom boy crée des phrases en assemblant des mots inscrits sur des planches de natation blanches (« you will be ok », par exemple).

Pendant un temps, une catharsis s’opère grâce à ce concert collectif : les artistes et leur public sur scène expriment diverses émotions ; un flux tangible circule aussi du coté des « vrais » spectateurs. Communion, libération. Ensemble, nous célébrons la vie, même semée d’embûches. Nous assistons tous au spectacle de nous-mêmes : une humanité vouée à la dépense, au travail mécanique, à l’effort, mais qui lutte contre l’effondrement produit par des deuils et la conscience déchirante de la mort. Nous sommes tous des individus qui jouons, rejouons la même « musique » en la transfigurant, ou pas. Nous sommes pris dans des cycles qui nous dépassent, modulant invariablement les mêmes tonalités.

Cette histoire personnelle du théâtre de Miet Warlop parvient bien à nous faire « respirer ensemble ». Mais le « cri d’unité » appelé de ses vœux par l’artiste tend à se briser au fur et à mesure du concert. La musique finit par nous assommer, le motif trop conceptuel de la réitération lasse, la vision d’humains survoltés donne le vertige. L’énergie de la douleur qui nous est donnée à voir, universelle, est peut-être trop noire… Certes, ce spectacle pluridisciplinaire pose des questions essentielles sur l’existence, la temporalité humaine, l’action, le rôle de l’art et sa réception par le public. Mais le sujet de la représentation théâtrale, sa spécificité, sont traités avec moins de pertinence dans cette performance, que dans la Reprise de Milo Rau (lire ici), par exemple. Cela dit, que One song agisse autant sur nos sens et nos pensées atteste déjà, nous semble-t-il, de sa qualité. 🔴

Lorène de Bonnay


One song – Histoire(s) du théâtre IV, de Miet Warlop

Le texte de la chanson est écrit par Miet Warlop avec les conseils artistiques de Jeroen Olyslaegers
Site de l’artiste
Conception, mise en scène, scénographie : Miet Warlop
Avec : Simon Beeckaert, Kris Auman, Elisabeth Klinck, Willem Lenaerts, Milan Schudel, Melvin Slabbinck, Joppe Tanghe, Karin Tanghe, Wietse Tanghe
Avec la participation de : Imran Alam, Stanislas Bruynseels, Judith Engelen, Flora Van Canneyt
Musique et environnement sonore : Maarten Van Cauwenberghe assisté de Martijn De Bondt
Lumière : Dennis Diels
Son : Bart van Hoydonck
Durée : 1 heure

Cour du lycée Saint-Joseph • 62 rue des Lices • 84000 Avignon
Du 8 au 14 juillet 2022 à 22 heures
De 10 € à 30 €
Réservations : 04 90 27 66 50 ou en ligne
Dans le cadre du Festival d’Avignon, du 7 au 26 juillet 2022
Plus d’infos ici

Tournée ici
• Les 20 et 21 septembre 2022, Actoral, à Marseille
• Les 28 et 29 septembre 2022, Tandem Scène nationale, à Douai
• Les 1er et 2 février 2023, la Comédie de Valence, à Valence
• Du 28 au 31 mars au 16 décembre, Théâtre Dijon-Bourgogne, à Dijon

À découvrir sur Les Trois Coups :
La reprise-Histoire(s) du théâtre I, Milo Rau, par Lorène de Bonnay

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