À quoi ça sert un artiste au final ?
Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups
Samedi soir, stupéfaction lors du spectacle de clôture du IN de Chalon dans la rue : avec son « Baroud d’honneur », la compagnie Tout En Vrac ose un sanglant discours pamphlétaire tandis qu’un clown obèse et impotent accouche de grimpeurs tenaces. La figure de l’artiste en prend pour son grade. Une partie du public cogite, l’autre reste sur sa f(a)in.
Après les résultats des élections européennes, les artistes, déjà bien patinés et déboussolés par la polémique du confinement autour de leur rôle non essentiel, sont, pour la plupart, restés comme deux ronds de flan. Et puis il y eut Ariane Mouchkine qui, après la dissolution de l’Assemblée Nationale, se demanda : « Qu’est-ce qu’on n’a pas fait ? Ou fait que nous n’aurions pas dû faire ? »
D’aucuns se félicitèrent de cette prise de conscience, voyant avec satisfaction vaciller certaines tours d’ivoire, s’effriter un entre-soi. D’autres s’en offusquèrent : « Qu’elle parle pour elle, nous sommes sur le pont, nous pratiquons un art en prise directe avec les citoyen·nes ». Dans le milieu théâtral, Phia Ménard et Gérard Watkins, pour ne citer qu’eux, participèrent concrètement à la lutte, à savoir des réunions et des actions pour inciter à voter Front Populaire. Tiago Rodriguez organisa une nuit de réflexion et de résistance pour happy few au festival d’Avignon… N’empêche, le ver est dans le fruit et réactive cette vieille scie : quelle place pour l’artiste dans notre société ?
Baroud, poudre explosive
Les arts de la rue ont connu, samedi soir à Chalon-sur-Saône, une de ces prises de parole coups de tonnerre. Alors que la dernière soirée du festival mise rituellement sur un grand format consensuel et populaire – un final « en musique et en beauté », comme l’annonce le quotidien local JSL , la foule rassemblée sur la place Mathias s’est retrouvée face une proposition déroutante. Pourtant, le programme laissait deviner le contenu grinçant : une « grande performance sportive, pyrotechnique, musicale et circassienne (…) où nous risquerons nos vies pour vous divertir. Et quelle que soit l’issue de cette prouesse, promis, nous fêterons et danserons ! À nos cendres ou à notre renaissance ! Une rumeur parle même de dernier concert avant la fin du monde… ».
À vingt-trois heures trente, sur la place Mathias, un bon millier de personnes est amassé devant ce qui, de loin, peut ressembler à un spectacle-hommage à Générik Vapeur : trois voitures colorées sont suspendues au fil d’une grue d’où bruine une curieuse vapeur. Mais de poésie et de rêverie rassembleuse – pour cela, DéRives de la Cie Ilotopie a fait le job, mercredi, au fil de la Saône – il ne sera pas question ici. On pratiquera le coup de poing qui crée du dissensus, à la Brecht.
L’heure est au verdict : l’artiste a échoué
Sur un gros camion plateforme qui peine à se frayer un chemin dans la foule, un groupe de musique officie. Il s’arrête : une femme prend alors la parole, doublée par un grandiloquent traducteur en langue des signes. L’histoire débute comme un dialogue d’enfants qui joueraient à sauver le monde : « On prétendra être le dernier rempart contre la montée des extrêmes. (…) On dira que ça sert à quelque chose d’aller dans les banlieues faire du saupoudrage culturel. (…) On va s’imposer en tant que gardiens du bien (…), geôliers du beau ».
On le comprend vite, on nous parle de ce à quoi jouent ou croient jouer les artistes. Et ça fait mal, très mal. Choc ! Une sorte d’Ariane Mnouchkine véhémente, cash et trash, aux propos nettement plus boursoufflés que la célèbre metteuse en scène, égraine des présentations. La litanie grinçante, sans fard, un brin caricaturale, sonne toutefois assez juste sur la cécité et la surdité d’une partie du milieu culturel.
« Nous sommes les enfants de la culture qui sauve le monde »
« Je suis l’humoriste qui aimait faire rire les potes au lycée et se voyait plutôt briller sur les planches que souder des rambardes de barrages hydroélectrique. Nous sommes les 20 % qui passons la porte d’une salle de théâtre. Je suis le comédien / musicien / circassien des arts de la rue qui, de subvention en bout de ficelle, squatte depuis 30 ans toutes les places de France. Je suis la danseuse, bibliothécaire, saxophoniste amateur, prof de langue, avocat, pharmacienne, clown, qui ne comprend pas qu’on puisse se sentir mal à l’aise dans un théâtre. J’ai écrit un spectacle qui a pour titre mon prénom… »
La suite fustige le climat brun en appelant à la barre « les saltimbanques éclairés » et « la culture subventionnée ». Ambiance introspection. Dans une circonscription qui, au second tour des législatives, affiche plus de 54 % des votes pour le candidat LR-RN, il fallait oser. Tout En Vrac, compagnie qui aime donner des petits coups de pied ou de flammes dans les traditions, l’a fait !
Tandis qu’on plaide coupable et qu’en leitmotiv retentit « L’artiste a échoué. Nous avons échoué », un clown énorme survient, interprété par Ivandros Serodios qui en connaît un rayon en matière de grotesque. Trônant sur un amas de pneus, il met au monde ou déverse de ses viscères deux circassiens dans une débauche de sang. Le duo muni de crochets (mi-instruments boucherie mi-pieds de biche) escalade la file de voitures suspendues à la verticale. L’ascension du totem automobile, glissante, dangereuse, se révèle fastidieuse. Les épaves vomissent des filets rouges ou transparents. Au sommet, un gros paquet de mousse expansée se déverse comme un dernier relent du capitalisme en voie d’implosion.
« Désolé, mec, t’es pas sur la bonne berge »
Ainsi, le spectacle produit et salit tout à la fois ce qu’il fustige, le fossé entre « art et divertissement » car « on ne peut pas s’instruire par le divertissement ». On en prend plein les yeux, tout en digérant encore le discours roboratif qui n’invite pas franchement à s’émerveiller. Dans le public, ceux qui sont venus se payer une bonne tranche de plaisir visuel s’en émeuvent. Ils étaient alléchés par une promesse de beauté, ils ont été nappés d’un bon coulis de discours moralisateur. À moins que ça ne soit une torpille salvatrice ? S’adresse-t-il à eux, d’ailleurs, ce pamphlet cruel ? Les artistes (nombreux sur la place, mais moins que dans l’assistance de certains spectacles qui tentent de « changer les mentalités »), font la grimace et / ou s’interrogent : « C’est pas le lieu, pas le moment », « Cela nourrit l’entre-soi » « C’est culpabilisant » Certains tempèrent : « Ça met un coup de pied au cul » ou « Ça décille ».
Pour notre part, on juge assez courageux cet inconvenant moment, quelque chose d’un Festen qui gâche la fête, d’un coming out de l’impuissance. Une réaction tranchante aux derniers événements politiques. N’affirme-t-on pas qu’il faut libérer la parole ? Si un grand final n’est pas tout à fait le créneau attendu, il a le mérite de réunir un grand nombre de personnes d’horizons très divers.
Ce texte radical a été écrit à six mains : Nicolas Granet, Jonah Cazenave et Charlotte Meurisse. Il a été initié, il y a un an, à partir d’une envie de parler de l’échec de l’artiste à sauver le monde. Mais l’actualité l’a sadiquement rattrapé. Le titre Baroud d’honneur dit bien la provocation. Dans un contexte de baisse des subventions et des libertés, il propose de crever la gueule ouverte pour dégueuler ses paradoxes, plutôt qu’à petit feu dans l’indifférence.
Aveu d’échec doublé d’une critique du spectacle festif XXL ? Dernière salve vomie avant l’oubli ? Ultime attaque qui se tire une balle dans le pied dans une société en voie de fascisation ? La proposition n’a pas laissé indifférent. Du divertissement spectaculaire, un concert accompagné de pyrotechnie, il y en aura eu, tout de même, comme on lance quelques cacahuètes, du pain et du cirque.
Le slam d’introduction du groupe musical La Clate semblait vouloir éclairer les ténèbres, préférant à l’Intelligence artificielle « l’imaginaire artificier (qui apporte) les questions que vous ne vous posez jamais ». N’est-ce pas cela, finalement, le rôle de l’art : gratter, déranger, choquer, déjouer les attentes ? Jeter des clous et des étincelles… au milieu des questions qui enflent et qu’on se pose de plus en plus. 🔴
Stéphanie Ruffier
Le Baroud d’honneur, de la cie Tout en vrac
Site de la compagnie
Texte : Nicolas Granet, Jonah Cazenave et Charlotte Meurisse
Avec : le clown Ivandros Serandios et le groupe musical La Clate
Durée : 1 heure
Tout public dès 7 ans
Centre National des Arts de la Rue et de l’Espace Public • L’Abattoir • 52, quai Saint-Cosme et dans toute la ville • 71000 Chalon-sur-Saône
Le 13 juillet 2024
Gratuit
Dans le cadre de Chalon dans la Rue, festival des arts en espace public, du 10 au 13 juillet 2024
Plus d’infos ici
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Les Invites de Villeurbanne 2024, par Stéphanie Ruffier
Photos : © Thomas Lamy sauf la photo 2 de la mosaïque © Susy Lagrange