« le Canard sauvage », de Henrik Ibsen, Théâtre national populaire à Villeurbanne

« le Canard sauvage » © Élisabeth Carecchio

De la cécité nécessaire

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

Avec « le Canard sauvage », le tout nouveau directeur de l’Odéon, Stéphane Braunschweig, grand explorateur des pièces d’Ibsen, offre un écrin épuré et brillant à une poignée d’acteurs de haut vol.

Il y a deux sortes d’hommes nous dit la pièce d’Ibsen, les canards sauvages et les chiens. Les premiers plongent dans les profondeurs et y meurent, ligotés par les algues ; les seconds, par leur courage, peuvent les ramener à la surface. Entendez, d’une part, ceux qui se complaisent à gratter leurs plaies, réelles ou supposées ; d’autre part, ceux qui veulent sauver le monde et surtout les autres. Et puis, bien entendu, leurs victimes, troisième catégorie, femmes et enfants, directes ou collatérales des premiers.

La pièce commence devant un rideau de scène blanc. Dans l’espace réduit, un large fauteuil de cuir à oreilles, blanc lui aussi. Un homme va bientôt s’y installer. C’est Gregers, le fils du grand négociant en bois Werle. Gregers parle à son père, qu’on ne voit pas, qui n’est pas physiquement présent sur le plateau. C’est son visage filmé en très gros plan, envahissant tout l’écran, qui apparaît en surplomb. Idée scénographique magnifique qui dit tout des relations entre les deux hommes : un père fantasmé à qui il est plus facile de parler qu’au vrai, un père puissant, écrasant, inaccessible, face à un fils dont les postures expriment le mal-être et dont les déclarations fanfaronnes ne sont que de pure façade.

Claude Duparfait compose cet être complexe et complexé, maniéré, qu’on sent bien peu fiable. Jean‑Marie Winling donne au contraire à son personnage les allures d’un chat qui joue avec une souris, plein de ruse et de malice, conduisant l’entretien où il veut le mener : faire accepter à ce fils jamais remis de la mort d’une mère adorée son futur remariage. Alors que son fils entend lui demander des comptes sur le procès dont il est sorti blanchi, Werle dévoile au compte-gouttes quelques secrets de famille, instillant le doute et l’inquiétude : depuis le procès qui a vu la condamnation d’Ekdal, lui-même, grand seigneur, subvient aux besoins du fils de ce dernier, ami de Gregers. Il a même financé le mariage et la formation de Hjalmar, le fils d’Ekdal… Que paie-t-il ainsi ? Mystère…

En arrière-plan du mur, on entend des rires, une fête se déroule et n’y entre pas qui veut. Une femme sort, tout en rire et artifice, refermant soigneusement la porte derrière elle. Nous apprendrons plus tard qu’il s’agit de la future épouse. Puis un vieil homme déguenillé tente d’entrer, il n’est pas le bienvenu, on le chasse avec une bouteille… C’est Ekdal, celui qui a été reconnu coupable. Enfin arrive l’ami, Hjalmar, qui confirme les faveurs dont il a bénéficié, sans se poser de questions…

Révélations qui induisent des soupçons, mais fixent les places de chacun : scène d’exposition.

Comédie noire

Le rideau se lève, nous sommes chez Hjalmar. Une maison où il vit avec son épouse Gina et sa fille Hedvig, dont nous apprenons qu’elle est atteinte d’une maladie héréditaire des yeux, ce qui prendra toute sa signification au moment du dénouement. Chez lui, on découvre un Hjalmar velléitaire, faible, paresseux, prompt à adopter de petits et grands arrangements avec sa conscience, sujet à des sautes d’humeur aussi violentes qu’intempestives. Dans le rôle, Rodolphe Congé est impressionnant.

Dans ce décor de bois, le drame va se nouer. L’instrument principal en est Gregers qui a trouvé sa mission sur terre : champion de la transparence, apôtre de la vérité, seule capable selon lui de permettre aux hommes de vivre dignement. Il s’installe chez Hjalmar qui lui loue une petite chambre. Malgré le besoin dans lequel vit cette famille, Gina tente farouchement de s’opposer à ce qui apparaît pourtant comme une aubaine. Cette incohérence va rapidement s’éclaircir : à peine installé, Gregers apprend à Hjalmar que sa femme, Gina, fut autrefois la maîtresse de Werle. De fil en aiguille, Hjalmar va douter de sa paternité…

Dans cette histoire sordide, on rit beaucoup, et c’est là encore le génie de Braunschweig. Il distille une ironie qui teinte toutes les actions. Rodolphe Congé compose un personnage si pitoyable, si ridicule qu’il en devient comique.

Le mensonge est vital, la vérité tue

Mais le drame tend aussi vers vers le fantastique avec le personnage d’Ekdal, vieillard alcoolique qui se cache pour boire et dont le grand plaisir est d’aller à la chasse. Cet ancien remarquable chasseur d’ours ne tire plus que des lapins dans ce grenier qu’il a transformé en forêt peuplée de poules. L’on découvre une autre facette du caractère de Hjalmar, qui n’a de cesse de partir comme son père retombé en enfance à la poursuite du vert paradis. Régulièrement, l’un ou l’autre ouvre les parois de bois de la maison sur un lointain habité de vrais grands sapins d’un vert luisant, symbolisant à la fois l’univers imaginaire du père et du fils, cette forêt enjeu de la faute originelle (Ekdal et Werle ayant vendu du bois qui ne leur appartenait pas) ainsi que la possible vengeance d’une nature porteuse de tous les dangers.

Face aux deux pères, l’un perdu dans sa vieillesse, l’autre manipulateur, et aux deux fils tous deux lamentables et dont la cécité va provoquer le malheur de tous, deux femmes sont comme toujours chez Ibsen les vraies héroïnes : Gina, interprétée sobrement et subtilement par Chloé Réjon, et Hedvig, l’adolescente tour à tour adorée et rejetée puis reniée par son père à qui Suzanne Aubert prête une fragilité d’écorchée vive ainsi que les enthousiasmes et les engouements propres à cet âge. Elles regardent la vie avec lucidité, font des choix et souffrent de l’inconsistance masculine. Autre personnage qui sort de cette galerie d’antihéros, le médecin Relling, incarné par Christophe Brault, porte sur ses amis et sur le drame un regard à la fois cynique et attendri. C’est à lui que revient la philosophie noire de ce Canard sauvage : le mensonge est un bon moteur, il est vital, seule la vérité tue. Vouloir faire le bonheur d’autrui, tenter de redresser les torts, de restaurer la vérité conduit à une impasse et à la mort. À la fin du spectacle, le plateau s’incline vers les spectateurs, rendant malaisés les déplacements des comédiens. Et le corps de la jeune fille glisse lentement vers le bas, vers les profondeurs… 

Trina Mounier


le Canard sauvage, de Henrik Ibsen

Texte français : Éloi Recoing

Adaptation, mise en scène et scénographie : Stéphane Braunschweig

Avec : Suzanne Aubert (Hedvig), Christophe Brault (Relling), Rodolphe Congé (Hjalmar), Claude Duparfait (Gregers), Charlie Nelson (Ekdal), Thierry Paret (Molvik et Pettersen), Chloé Réjon (Gina), Anne‑Laure Tondu (Madame Sørby) et la participation de Jean‑Marie Winling (Werle)

Assistante à la mise en scène : Pauline Ringeade

Collaboration artistique : Anne‑Françoise Benhamou

Collaboration à la scénographie : Alexandre de Dardel

Lumières : Marion Hewlett

Son : Xavier Jacquot

Costumes : Thibault Vancraenenbroeck

Maquillage et coiffures : Karine Guillem

Photo : © Élisabeth Carecchio

Production : la Colline, théâtre national

Spectacle créé à la Colline, théâtre national en janvier 2014

Théâtre national populaire • 8, place Lazare-Goujon • 69100 Villeurbanne

04 78 03 30 00

www.tnp-villeurbanne.com

Du 2 au 6 février 2016 à 20 heures

Durée : 2 h 30

De 10 € à 25 €

Tournée :

  • Du 10 au 12 février 2016 – Comédie de Saint-Étienne
  • Du 23 au 25 février 2016 – Hippodrome, scène nationale de Douai
  • Les 2 et 3 mars 2016 – Théâtre de Cornouaille, scène nationale de Quimper

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