Traité de passion ou de pulsions ?
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Préoccupé par le dialogue entre les cultures et les religions, Abou Lagraa s’empare du « Cantique des cantiques » pour en révéler sa troublante dimension charnelle. Le texte mythique et fondateur s’éclaire d’une saisissante modernité mais pèche par certains excès. Dommage !
Dans un jardin où se dégustent des fruits exquis et des breuvages enivrants, des couples s’enlacent et se déchirent. Terribles possessions. Une femme portant le niqab se métamorphose en sainte chrétienne qui se dénude. Un corps libre. Le texte religieux devient ainsi une ode à la chair délicieusement scandaleuse, traversée de métaphores sensuelles.
Le Cantique des cantiques, suite de poèmes et de chants d’amour au sein de l’Ancien Testament, raconte ici l’histoire douloureuse de rencontres amoureuses, la peur que représente (pour l’homme) le corps d’une femme, la quête de l’idéal, la solitude. Cette écriture profane, dans un texte sacré, a intéressé le chorégraphe, car il témoigne des forces poétiques de notre passé fondateur. Parce qu’à travers sa générosité, il révèle aussi les archaïsmes de notre temps en délivrant un message contre les fondamentalismes (qu’ils soient musulman, chrétien ou politique). Le poème incandescent devient donc prétexte à traiter de thèmes brûlants d’actualité : la place de la femme, l’homosexualité, le plaisir censuré, la négation des droits humains, l’intégrisme.
Pour rendre intelligible cette écriture énigmatique venue d’un autre âge, le chorégraphe franco-algérien a choisi la traduction d’Olivier Cadiot, ainsi que de Michel Berder, et a travaillé avec le metteur en scène Mikaël Serre. Les images et le propos nous ramènent à notre époque, avec même la Charte des droits de l’Union européenne (traitant de la tolérance ou de l’interdiction de refouler les peuples), qui défile sous nos yeux. « Je suis d’obédience musulmane, et il me semblait intéressant de travailler sur ce texte qui vient de la Bible et de la Torah », souligne Abou Lagraa.
Tourbillons
Celui-ci a su restituer toute l’ambivalence du désir. D’un point de vue chorégraphique, la succession de duos démultiplie le rapport amoureux comme un kaléidoscope qui fractionnerait les peurs et les jouissances. Fébrile, la danse est tour à tour sensuelle et frénétique. Le geste se déploie dans tout l’espace, dans des arabesques langoureuses, autant de constellations amoureuses qui aboutissent à la fusion.
Mais si les corps se précipitent, ils se cabrent également. Répulsion. Le mouvement, fluide, creuse au plus ténu de l’intimité du couple, se brise sur le ralenti d’un trouble, résiste au plus fort de la lutte. Comme aspirées par une force supérieure, les tentatives d’élévation sont ruinées par l’attraction terrestre. La puissance tellurique qui en émane saisit jusqu’au vertige, car la violence dérange aussi. Une dimension rituelle qu’Abou Lagraa transcende par son écriture chorégraphique ciselée. C’est d’un lyrisme échevelé, d’un érotisme torride.
Beaucoup d’autres belles choses dans ce spectacle intense. Les éclairages sont sublimes, les costumes très réussis, le travail vidéo intéressant, avec cette matière que donnent les images projetées sur le rideau de fils. Mais le Cantique des cantiques pèche, hélas, par de nombreux excès : œcuménisme appuyé, propos trop explicites, maniérisme. Pourquoi tant de débordements ? De vibratos ? D’habitude, Abou Lagraa est plus subtil. C’est la première fois que le chorégraphe travaille à partir d’une narration préexistante, et il semble presque embarrassé. D’ailleurs, il joue difficilement avec la voix des comédiennes, lesquelles déclament pour se faire entendre. Il en résulte un spectacle trop bavard, dans tous les sens du terme.
Heureusement, les danseurs sont exceptionnels. Ils bondissent, s’abandonnent, glissent, volent. Ils nous transmettent une énergie vitale. Mais en épurant, leur gestuelle aurait gagné en force pour, dans ce temps où le fanatisme religieux impose sa voix, faire résonner un cri plus retenu de liberté et d’amour. ¶
Léna Martinelli
le Cantique des cantiques, d’Abou Lagraa et Mikaël Serre
Cie La Baraka
Site : http://aboulagraa.fr/
Traduction : Olivier Cadiot, Michel Berder (Bayard éditions)
Chorégraphie : Abou Lagraa
Adaptation et mise en scène : Mikaël Serre
Avec : Pascal Beugré‑Tellier, Ludovic Collura, Saül Dovin, Diane Fardoun, Nawal Lagraa‑Aït Benalla, Charlotte Siepiora (danseurs), Gaïa Saitta, Maya Vignando (comédiennes)
Musique : Olivier Innocenti
Lumières : Fabiana Piccioli
Vidéo : Giuseppe Greco
Scénographie : L.F.A. (Looking for architecture)
Costumes : Carole Boissonet
Traduction anglaise et régie surtitres : Harold Manning
Photos : © Dan Aucante
Théâtre national de Chaillot • salle Jean‑Vilar • 1, place du Trocadéro • 75116 Paris
Réservations : 01 53 65 30 00
Site du théâtre : www.theatre-chaillot.fr
Du 30 novembre au 3 décembre 2016 à 20 h 30, sauf jeudi à 19 h 30
Durée : 1 h 15
Déconseillé aux moins de 13 ans
35 € | 27 € | 13 € | 11 €
Teaser : https://www.youtube.com/watch?v=Iu1vv7IZ0h8
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bravo fantassssss