« Le Pianiste aux 50 doigts », Pascal Amoyel, théâtre Montparnasse, Paris

Le-Pianiste-aux-50-doigts-Pascal-Amoyel © Francis-Campagnoni

Musique à l’âme

Par Florence Douroux
Les Trois Coups

Voici une superbe leçon de musique donnée par Pascal Amoyel, en mots et en notes, en hommage à Georges Cziffra. Ce que dit la musique, ce qu’elle irradie, nous en avons une époustouflante démonstration. Pascal Amoyel partage le souvenir de son maître à l’incroyable destin nous proposant, au-delà des tragiques évènements vécus par celui-ci, de comprendre ce que jouer veut dire.

Dans sa loge de pianiste, une heure avant d’entrer en scène, Pascal Amoyel laisse tomber une enveloppe portant l’adresse 16 rue Ampère : un courrier reçu dans son adolescence, l’informant que le grand pianiste Georges Cziffra a vécu dans le même appartement. « Va le voir », lui conseille cette voix providentielle. Il plonge alors dans ses souvenirs et remonte le temps, pour évoquer ce que, pendant huit ans d’enseignement, le maître lui a confié.

Il reconstitue l’histoire de l’enfant surdoué des bidonvilles de Budapest, dont l’ascension est stoppée par la seconde guerre mondiale. Mobilisé sous le drapeau Nazi, Cziffra tente de déserter, mais il est arrêté par des partisans russes. Libéré quatre ans plus tard, il rejoint femme et enfant, gagne sa vie, la nuit, en jouant dans les bars de la ville. Mais, opposé au régime communiste hongrois, il se fait arrêter en essayant de fuir, et subit trois ans de travaux forcés. Il parvient finalement à quitter la Hongrie en 1956. Naturalisé Français en 1968, György Cziffra devient Georges Cziffra.

L’histoire abat ses drames sur un prodige et la musique devient sa seule arme de résistance : c’est ce que joue et conte l’immense Pascal Amoyel, dans un répertoire mêlant ses improvisations – géniales – à des classiques de Chopin, Schumann ou encore Katchatourian, Greif et Gershwin. Et il y a Liszt, bien sûr. Morceau emblématique de Cziffra, la 2Rhapsodie hongroise, véritable trame narrative, nous parvient en vagues successives, comme dans ce premier moment : « Un jour, il m’a parlé de lui ». L’instant est suspendu, l’espace devient intimité : voix suave, délicatesse extrême du toucher, Pascal Amoyel ouvre l’écrin de l’infiniment précieux.

Une symbiose absolue

Il mêle sa voix à celle de son maître, et dans cette loge où le temps est décompté jusqu’à l’heure du récital, la présence du pianiste disparu s’invite avec une évidence troublante. Devant nous, ils sont deux, deux pianistes virtuoses, deux histoires, celui qui témoigne et celui qui se livre. Une double voix portée par une même passion. Nous, public, qu’il soit l’un, qu’il soit l’autre, qu’il soit « je » ou « il », ce que nous voyons et entendons si bien, c’est la symbiose de deux artistes hors normes aux valeurs partagées.

Pascal Amoyel fait bien plus que joindre le geste à la parole. Il les fusionne dans une même intention. Toutes les notes font sens, autant que les mots. Chaque morceau semble contenu dans la parole qui le suit, le précède ou l’accompagne : le Carillon de Chérence, d’Antoine Grief, contient l’effroi ; la merveilleuse étude de Scriabine (op.8 n°12) chante cette virtuosité ébouriffante d’un gamin prodige de 10 ans ; quant à la 3consolation de Lizst… Ah ! Pouvait-elle mieux résonner ? Mieux parler qu’à cet instant du récit ?

Beauté visuelle

Une mise en scène élégante circule autour de l’instrument. Il est la locomotive de la fuite du front, « monstre » dont on entend le vacarme grâce à la technique de piano préparé. Il est char de guerre, moteur au-dessus duquel Cziffra se penche, mains dans le cambouis. Il est profondeur mystérieuse, de laquelle Pascal Amoyel fait surgir des sons irréels. Les mains gantées, lumineuses dans le noir du plateau, semblent, en s’élevant, chercher une clarté. Une grâce mélancolique au-dessus du ventre de l’instrument, dans une scène à la beauté cinématographique.

Improvisant sur une scie musicale, dont il fait monter une longue plainte mélodieuse, Pascal Amoyel raconte la privation : « Je ne pensais qu’à la musique », confie Cziffra. Seuls sont éclairés le clavier et la lame de la scie, tout le reste étant obscurité de l’enfermement. Un grand pianiste est assis de dos, sans public, sans toucher le clavier. Un vrai tableau, à l’effroi sublimé par le talent et la douceur d’un musicien conteur.

Ce que jouer veut dire

Niché dans le propos, éclate ce qui paraît le cœur même du spectacle : « Il voulait se fondre dans la musique comme pour soulever une partie du voile du mystère de la vie ». L’essentiel est donc bien invisible pour les yeux. Cziffra disait que la virtuosité lui importait moins que l’émotion transmise par la musicalité.

© Francis Campagnoni

Pascal Amoyel semble porteur du même flambeau : « La musique révèle que les sons et la beauté d’une esthétique ne sont que le parfum de quelque chose de plus profond », explique-t-il, « un peu comme une sculpture qui rend grâce au vide alentour, elle laisse place au silence et nous fait percevoir quelque chose que nous sommes. C’est le reflet d’une harmonie divine, de la nature, d’une énergie, peu importe le mot. Reprendre conscience de ce que l’on est vraiment, de cette humanité profonde liée à l’amour, c’est notre raison de faire de la musique ».

Ce qui ressort d’un tel spectacle, c’est bien cette ferveur infinie : « Il montrait sa vie, son âme, lorsqu’il jouait. On se prenait un souffle musical en pleine figure. Il était inconditionnellement musicien ». Le Prélude Op. Posthume en ut #mineur, de Chopin, donné en toute fin et dédié au maître, est tellement habité, qu’il semble délivrer, dans chaque note, chaque infime repli du silence, un invisible qui n’a pas besoin de mots. 🔴

Florence Douroux


Le Pianiste aux 50 doigts, de Pascal Amoyel

Site de Pascal Amoyel
Avec : Pascal Amoyel
Mise en scène : Christian Fromont
Lumières : Attilio Cossu et Philippe Séon
Durée : 1 h 20

Théâtre Montparnasse • 31, rue de la Gaîté • 75014 Paris
Du 28 septembre au 17 décembre 2023, jeudi et vendredi à 19 heures, samedi à 15 h 30, dimanche à 18 heures
De 10 € à 42 €
Réservations : 01 43 22 77 74 ou en ligne

À découvrir sur Les Trois Coups :
Piano on the rock, de Roberto D’Olbia, par Sylvie Beurtheret

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