Kateb Yacine tel qu’en lui-même
Par Fabrice Chêne
Les Trois Coups
Dans le Off d’Avignon, Kheireddin Lardjam rend hommage au grand écrivain algérien disparu il y a vingt‑cinq ans. Une évocation en forme de portrait, conçue à partir d’un volume d’entretiens accordés par l’écrivain.
Si Kheireddin Lardjam n’a pas signé le spectacle de son nom, comme trop souvent le font ceux qui adaptent les écrits d’un autre, il faut sans doute y voir une forme de modestie, une façon de s’effacer devant celui qui a marqué la littérature du Maghreb d’une trace indélébile : le romancier, poète et dramaturge Kateb Yacine. C’est aussi parce que la pièce qu’il propose est avant tout une création collective. Le metteur en scène a fait appel à Samuel Gallet pour construire le texte à partir des écrits rassemblés dans le recueil d’entretiens intitulé le Poète comme un boxeur. Opérer à partir de la parole même de Kateb Yacine leur a permis de refléter les différentes formes de l’expression littéraire de celui pour qui la littérature est indissociable du combat, de l’action militante. À ce projet s’est, dans un premier temps trouvé, associé le fils de l’auteur, le musicien Amazigh Kateb, et c’est désormais Larbi Bestam qui se trouve chargé de sa partie musicale.
La forme choisie est celle d’une autobiographie fragmentée : évocations qui balayent les souvenirs d’une vie, en partant de l’enfance dans une famille algéroise cultivée. Une vie riche en évènements, en aventures, en ruptures, avec ses passages obligés, comme la passion de l’écrivain adolescent pour sa cousine Nedjma, qu’il magnifiera dans l’œuvre du même nom qui le rendra célèbre. La guerre d’Algérie ensuite, bien sûr, qui le tiendra longtemps éloigné de son pays. Après avoir participé dès 1945 aux premiers soulèvements, Kateb Yacine débarque à Paris en 1947, à dix‑huit ans, son premier livre de poésie sous le bras, et s’improvise écrivain public pour les prolétaires kabyles du XIIIe arrondissement. Il connaîtra l’exil jusqu’à l’indépendance algérienne en 1962, passera ce temps à sillonner l’Europe, se rendra en U.R.S.S., séjournera en Tunisie et en Égypte, sans pour autant cesser d’écrire sur l’Algérie.
Une bouffée d’impertinence
Azzedine Benamara, auquel se trouve dévolu le rôle de récitant, est un comédien au regard intense et à la forte présence scénique. Il excelle à rendre compte de l’engagement de Kateb Yacine, mais aussi de son cosmopolitisme chevillé au corps, une ouverture aux autres liée à l’enfance algéroise comme aux combats de l’adulte. Communiste révolutionnaire mais esprit indépendant, internationaliste sans parti, militant itinérant : l’écrivain était un peu tout cela, et surtout un homme proche du peuple et un amoureux de la vie. Le spectacle évoque les rencontres décisives, celle de l’imprimeur qui lui permettra de publier ses premiers poèmes, ou encore celle du metteur en scène Jean‑Marie Serreau qui montera sa première pièce, le Cadavre encerclé. Le ton enjoué, ironique, restitue fidèlement celui de cet auteur anticonformiste et imprévisible, qui se sentait plus à son aise dans le Paris populaire que dans le VIe arrondissement. La scène où les deux artistes s’interrompent soudain pour boire un coup et fumer une cigarette fait à cet égard passer une bouffée d’impertinence bienvenue.
Azzedine Benamara et Larbi Bestam ne sont pas trop de deux pour porter la parole du poète. Une dualité qui reflète le double enracinement culturel de cet écrivain qui avait d’abord choisi de s’exprimer en français parce que « écrire en français, c’est arracher un fusil des mains d’un parachutiste ». Soucieux de toucher un public algérien populaire, Kateb Yacine choisira ensuite, à partir de 1970, de faire jouer des pièces en arabe dialectal. Opter pour la forme du théâtre-concert est aussi un moyen de faire entendre l’héritage berbère. Larbi Bestam s’accompagne au guimbri, instrument traditionnel, ou au luth. Son timbre est clair, et ses influences puisent dans la mémoire ancestrale de la musique de l’Atlas. Mariage harmonieux de deux voix, le spectacle nous rappelle que Kateb Yacine, que ce soit pour chanter l’Algérie ou pour crier sa révolte, fut toujours un auteur lyrique. Et il insuffle un peu de son esprit dans ce nouveau siècle qui en a bien besoin. ¶
Fabrice Chêne
le Poète comme boxeur, de Kateb Yacine
Texte disponible aux éditions du Seuil
Cie El Ajouad (Les Généreux)
Mise en scène : Kheireddin Lardjam
Avec : Azzedine Benamara, Larbi Bestam
Dramaturgie et montage : Samuel Gallet et Kheireddin Lardjam
Musique et chant : Larbi Bestam
Création lumière : Manu Cottin
Création son : Pascal Brenot
Photo : © Pierre Planchenault
La Manufacture • 2, rue des Écoles • 84000 Avignon
Réservations : 04 90 85 12 71
Du 6 au 26 juillet 2014 à 14 h 25, relâche le 16 juillet
Durée : 1 h 10
17 € | 12 € | 6 €