Au chevet de l’Histoire
Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups
Prendre le temps d’ausculter un fait divers américain ou exhumer les traces d’un épisode européen occulté : deux spectacles programmés par Chalon dans la Rue relaient dans l’espace public une grande diversité de voix. Un théâtre documentaire qui fait entendre l’Histoire par ceux qui l’ont vécue. Des puzzles mémorielles poignants.
« C’est une chose difficile que d’être homosexuel dans un pays de cowboys. » À voir les santiags fouler l’herbe tendre et le foin, bien sûr, on pense à Brokeback mountain. Mais c’est surtout l’aiguillon documentaire de Milo Rau dans la Reprise qui vient nous chercher : comment rendre compte de la sidérante violence d’un fait divers ? Comment approcher l’improbable réel et disséquer l’homophobie ?
Comme le metteur en scène suisse, la compagnie Jour de Fête se saisit d’une enquête en démultipliant les voix de façon kaléidoscopique. C’est le Projet Laramie, du nom de cette bourgade du Wyoming. Deux cents interviews d’une petite communauté américaine aussi soudée que cette troupe joyeuse, multiple, mobilisée, polymorphe, transformiste, tentent de reconstruire les faits : la torture mortelle d’un jeune gay le 14 novembre 1998. On plonge dans un monde de personnalités bien trempées où « tout le monde connaît tout le monde ». Ce liant fort nous inclut. Les adresses au public nous prennent aux tripes. On se sent véritablement témoins, appartenant à la communauté qui s’interroge.
Dans ce grand cercle de l’intime, on est immédiatement happés, même ancrés dans la terre et les corps par la musique et les chœurs. Ils sont dix comédien.ne.s réjouissants, en interaction permanente, et ce nombre fait rudement plaisir, après avoir vu, par ailleurs, une majorité de solos. Un trait de rouge à lèvres, une capuche dorée, une guitare, un accent et l’on change de point de vue de manière vertigineuse : redneck, lesbienne trépignante, taximan philosophe, élue réac, femme voilée… La centaine de costumes nous gourmande, nous électrise.
Il y a dans ce spectacle des images feu d’artifice à foison : la scène des parapluies, la veillée aux bougies, toute l’Amérique en majesté sur la barrière, de nombreux arrêts sur images christiques. Notre perception de la victime Mat Shepard se complexifie, s’épaissit. Souvent, la mise en scène joue sur la profondeur de champ. Elle embrasse de manière cinématographique des tableaux collectifs, où tout se construit ensemble, au maillet, puis zoome sur des témoignages plus intimes. Peu à peu, le premier plan gagne du terrain : on entre dans les intérieurs. Le meurtre reste laid, poisseux, noir, mais la couleur que ce récit diffracté nous imprime dans les pupilles est arc-en-ciel. Ce requiem country nous fredonne : Vis, laisse vivre, et surtout aime ! Du très, très bon théâtre de c(h)hœurs.
La Retirada, sous les couvertures
François Rascalou creuse, quant à lui, la veine mémorielle déjà explorée dans un de ses précédents spectacles, Les Fils des hommes, qui traitait du silence pesant autour de la guerre d’Algérie et du besoin de dire. Dans Nous aurons la liberté, il aborde avec trois danseurs-interprètes d’Action d’Espace, un épisode peu traité : la Retirada, l’exode des réfugiés espagnols de la guerre civile. À partir de 1939, un demi-million de républicains ont franchi la frontière pour rejoindre la France à la suite de la victoire de Franco.
Le spectacle débute par des adresses confidentielles aux spectateurs qui créent un climat d’écoute privilégié. Au centre du dispositif en bi-frontal, des documents émergent d’un amas de couvertures pour nous être présentés en quasi tête-à-tête, à voix basse : une coupure de presse sur l’épisode des treize roses (célébrant les treize filles fusillées après avoir distribué des tracts communistes), un leporello de vacances à Madrid, des recueils de poètes sacrifiés, Machado, Lorca, une photo de Pétain en compagnie de Franco à Montpellier…
Il s’agit de « creuser le silence », de considérer la mémoire comme un « chantier ». Le geste chorégraphique et le théâtre-narration mettent en place une forme d’archéologie : on soulève les souvenirs, on gratte les témoignages comme un palimpseste. On bâtit des points de contact et d’appui entre les paroles récoltées, les archives, les récits littéraires (où résonne par exemple la voix puissante de Lydie Salvayre) qui alternent le tout proche et les tableaux choraux. Mais sommes-nous prêts à entendre ces histoires ?
Les couvertures constituent le fil rouge de la scénographie, manipulées pour prendre des formes et des significations variées. Après le temps des murmures, elles nous font prendre le large. Elles rappellent l’image persistante des corps emmitouflés des migrants lors du passage des montagnes, en hiver. Elles deviennent le relief de la frontière – rocher des Espagnols, sommet du Canigou, Rieucros, lieu trouble et fantasmé, écho de vacances qui devient, grâce à la recherche, premier camp de concentration d’antifascistes. Elles se transforment en bébé à bercer, en baluchons, en souvenir de la grand-mère, en couches de l’histoire qu’il faut soulever.
La géographie et ses écueils sont au centre du dispositif spatial : avancer, passer, danser la résistance. « Je ne suis pas historien, je te raconte l’histoire façon poète », souligne François Rascalou. On navigue ainsi « entre amnistie et amnésie », parmi les corps en mouvement et les surgissements de l’actualité. D’un regard ému, on soutient la saisissante cordée d’espoir vers l’ailleurs. La mention de Lampedusa est quasi dispensable, tant la force des images et des mots réveillent déjà tous les terribles imaginaires de l’exil. On ne suivra pas de héros. On gardera en mémoire cette peinture-mosaïque humble, ces différentes couches de réel posées à nos pieds, ces mots prononcés les yeux dans les yeux. L’écho de l’accent espagnol. Un spectacle sur l’exil sensible, intimiste, indispensable. ¶
Stéphanie Ruffier
Le Projet Laramie, de la Cie Jour de Fête
Texte : Moisés Kaufman
Mise en scène : Ludo Estebeteguy
Avec : Julie Cazalas, Anne de Broca, Francisco Dussourd, Frédéric Guerbert, Maddalena Luzzi, Charlotte Maingé, Nicolas Marsan, Basile Meilleurat, Pauline Poignand, Jordan Tisner
Scénographie et costumes : Francisco Dussourd
Création lumières : David Mossé
Chorégraphie : Sandra Marty
Tournée (en cours) :
- Le 25 septembre, La Palène, à Rouillac (16)
- Le 2 octobre à Limoges
Nous aurons la liberté, de la Cie Action d’espace
Mise en scène, espace sonore, scénographie : François Rascalou
Avec : Lorenzo Dallaï (danseur comédien), Brigitte Negro (danseuse comédienne), Antonio Rodriguez Yust (peintre et poète), François Rascalou
Musique : Manuel de Falla
Son : Extraits radiophoniques et fictions sonores sur le lieu de mémoire de Rieucros, en Lozère
Durée : 1 h 10
Tournée :
- Du 19 au 21 août, à Aurillac dans le cadred’Eclat (le festival est annulé mais la « déclaration de St-Amant » envisage des retrouvailles alternatives : voir la pétition en ligne)
Dans le cadre de Chalon dans la rue • 71000 Chalon-sur-Saone
Du 21 au 25 juillet 2021
Entrée libre sur présentation du pass sanitaire
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ « Célestes solos », Focus 2 Chalon dans la rue, par Stéphanie Ruffier
☛ « Danser dans les chaînes », reportage Chalon dans la rue, par Stéphanie Ruffier