« le Retour au désert », de Bernard‑Marie Koltès, la Comédie de Saint‑Étienne

« le Retour au désert » © Sonia Barcet

Familles, je vous hais

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

C’est presque un vaudeville et c’est signé Koltès. De ce météore, on attendait la lucidité, le cynisme, mais pas vraiment cette comédie flamboyante, bruyante… C’est cette pièce pourtant qu’a choisie de monter Arnaud Meunier. Son « Retour au désert » apporte encore la preuve qu’il est un grand metteur en scène.

Début des années 1960. Mathilde revient d’Algérie avec armes et bagages et enfants. Avec armes surtout, et son frère Adrien qui occupait jusque-là la maison familiale ne s’y trompe pas : ce n’est pas une victime qui rentre, chassée de ce pays d’emprunt comme beaucoup, mais une femme qui entend d’abord récupérer son bien et régler quelques comptes, en un mot faire la guerre. Dès le début, tout est dit, sans masque, sans fard. Dans la bouche de ce notable sans doute habitué aux ronds de jambe et autres hypocrisies commodes, aucune place pour le doute, aucune pour l’accueil. Pas un mot de bienvenue : « Quand repars-tu ? ». Dès les premiers mots, on est au-delà des bienséances et du bon ton. La réponse de Mathilde est elle aussi sans ambiguïté : « Je suis revenue pour rester et reprendre cette maison qui m’appartient, tu as eu l’usine, cela suffit ».

Autant dire que les portes vont claquer et les yeux se dessiller. Du vaudeville bourgeois dans lequel on lâcherait la vérité toute crue, c’est-à-dire politiquement incorrecte sans dissimulation, Freud dirait « avant le surmoi »…

Vaudeville politiquement incorrect

Car tout n’est pas encore dit, et ces premières paroles vont ouvrir la porte à un grand déballage : Adrien révèle que Mathilde est une mère célibataire qui s’est fait engrosser d’on ne sait qui ; elle rétorque que sa première femme est morte dans des conditions bizarres et que la seconde épouse (présente à côté d’Adrien et qui prend tout de face avec une tranquillité désarmante) n’est qu’une sotte, une potiche prétentieuse et vulgaire, etc. Tout ce que fait ou a fait l’un met l’autre hors de lui et l’entraîne à son tour dans l’injure et l’invective. C’est que Mathilde fait voler en éclats tous les faux-semblants, par exemple en appelant sa fille Fatima… Impensable ces années-là dans une petite ville de l’est de la France, provocateur, un prénom à supprimer et rayer de la carte comme un horrible secret de famille… Fatima, elle n’y songe pas !

Car en arrière-plan de cette demeure cernée de hauts murs, il y a la France, celle qui bastonne et qui jette à la Seine des gens dont les prénoms sont de la même origine que celui-ci, justement. Des meurtres immédiatement oubliés, pardonnés et dont on fait semblant de ne rien savoir. Le racisme cru s’exhibe dans la famille, dans ce refus d’entendre un prénom trop chargé d’histoire, dans ce foulard porté par la jeune fille et hâtivement délaissé. Il y aura encore un parachutiste africain tombé du ciel au propre comme au figuré (d’où sort-il celui-là qui déteint dans cette maisonnée résolument blanche ? De quelle guerre coloniale débarque-t-il ?…). Cette irruption loufoque n’est pas la seule concession au fantastique dans la pièce : des fantômes s’y promènent la nuit et tiennent de bien étranges discours.

Deux grands fauves en liberté : Hiegel et Bezace

Deux heures de combats de mots, de violence à nu entre le frère et la sœur qui vont passer comme un éclair, rythmées par de courtes pauses, fantastiques, poétiques, irréelles, bien nécessaires aux deux adversaires pour se reprendre. Des affrontements qui plongent leurs racines dans l’enfance et, d’une certaine manière, apportent familiarité et sécurité : ne perçoit-on pas toute la perversité, la dimension ludique de cette joute qui les autorise à maltraiter tout le monde au passage ?

Bien sûr, on s’amuse beaucoup de cette cruauté, de ces répliques qui font mouche, de ces provocations scandaleuses. C’est la seconde composante du vaudeville : la violence y est incroyablement drôle.

Pour incarner ces deux fauves qui prennent tant de plaisir à se disputer, il fallait deux grands acteurs. Catherine Hiegel est Mathilde, elle en a la gouaille, la force, la présence résolue. Quant à Didier Bezace, il est tout aussi évidemment Adrien, un roc, bien campé dans ses certitudes, assuré de régner en maître et dont l’univers va lentement se fissurer. Leur jeu se complète, leurs répliques se renvoient la balle, c’est un match dont on suit l’avancée passionnément. Les autres comédiens sont à l’unisson, notamment René Turquois en Mathieu, fils de son père, effacé, un peu perdu, à côté de lui-même… Ou Isabelle Sadoyan, la vieille bonne qui connaît tout de cette famille et à qui reviendra le mot de la fin… grinçant et glaçant !

Enfin, il convient de saluer l’excellent travail du scénographe Damien Caille‑Perret qui a conçu un décor tout de portes coulissantes en verre : on pénètre à l’intérieur pour découvrir l’intimité puis, grâce aux lumières de Nicolas Marie, on reste à l’extérieur pour l’arrivée de Mathilde ou pour voir passer les fantômes la nuit. Non seulement ce décor est absolument efficace puisqu’il permet toutes les combinaisons, mais il est aussi esthétiquement abouti par sa légèreté même, offrant des images d’une grande beauté.

En un mot une vraie réussite où la splendeur d’un texte est servie par des acteurs toujours justes et précis. 

Trina Mounier


le Retour au désert, de Bernard‑Marie Koltès

Le texte est édité aux éditions de Minuit

Mise en scène : Arnaud Meunier

Avec : Catherine Hiegel, Didier Bezace, René Turquois, Nathalie Matter, Cédric Veschambre, Élisabeth Doll, Isabelle Sadoyan, Kheireddine Lardjam, Adama Diop, Riad Gahmi, Louis Bonnet, Stéphane Piveteau, Philippe Durand

Assistantes à la mise en scène : Elsa Imbert, Émilie Capliez

Scénographie : Damien Caille‑Perret

Lumière : Nicolas Marie

Son : Benjamin Jaussaud

Vidéo : Pierre Nouvel

Costumes : Anne Autran

Élève dramaturge : Vivien Hébert

Régie générale : Philippe Lambert

Décors et costumes : Ateliers de La Comédie de Saint-Étienne

Photo : © Sonia Barcet

La Comédie de Saint-Étienne • 7, avenue Émile-Loubet • 42048 Saint‑Étienne cedex 1

www.lacomedie.fr

Billetterie : +33 (0) 4 77 25 14 14

comedie@lacomedie.fr

Du 1er au 11 octobre 2015 à 20 heures

Durée : 2 h 15

Production : la Comédie de Saint-Étienne-C.D.N.

Coproduction : les Célestins à Lyon, Théâtre de la Ville à Paris, Scène nationale d’Albi, Théâtre national populaire

Tarifs de 9 € à 36 €

Tournée 2015-2016

  • la Filature à Mulhouse : 16 et 17 octobre 2015
  • Scène nationale d’Albi : 4 novembre 2015
  • le Grand R à La Roche-sur-Yon : 9 et 10 novembre 2015
  • Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine : vendredi 13 novembre 2015
  • N.E.S.T.-C.D.N. de Thionville-Lorraine : 18 et 19 novembre 2015
  • Théâtre de l’Union à Limoges : 24 et 25 novembre 2015
  • la Faïencerie à Creil : 2 et 3 décembre 2015
  • Théâtre Dijon-Bourgogne-C.D.N. : 8 au 12 décembre 2015
  • Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines : 15 et 16 décembre 2015
  • le Quartz à Brest : du 6 au 8 janvier 2016
  • la Coursive à La Rochelle : du 12 au 14 janvier 2016
  • Théâtre de la Ville à Paris : du 20 au 31 janvier 2016
  • les Célestins à Lyon, en collaboration avec le T.N.P. : du 3 au 11 février 2016
  • Comédie de Caen : 24 et 25 février 2016
  • les Scènes du Jura : 29 février 2016

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