Tragédienne malgré elle
Par Marie Lobrichon
Les Trois Coups
Peut‑on se soustraire au théâtre ? Dans le rôle de la fille du remarquable Jean‑Baptiste Poquelin, Ariane Ascaride livre une performance à la fois sobre et virtuose. Du grand art.
Sur un plateau d’une nudité presque extrême – à peine un cube dessiné dans l’espace, quelques éclairages, une chaise –, un jeune homme attend. C’est qu’il s’apprête à rencontrer Esprit‑Madeleine Poquelin, la fille de Molière, qu’il brûle d’interroger sur la vie de son illustre père. Sortira-t‑elle du silence dont l’histoire l’entoure ? Livrera-t‑elle le secret de sa réclusion, loin du théâtre et de la scène publique ? Pendant l’une heure vingt du spectacle, la confession se dévide progressivement sous l’impulsion de cette confrontation souvent brutale, pour donner voix au mystère de cette femme et de son silence si paradoxal. Et si le rapport de forces n’était pas ce qu’il semble ? Et si cette vieille demoiselle aux apparences de prude, cadenassée dans une longe robe de communiante boutonnée jusqu’au cou, avait en fait l’étoffe d’une héroïne tragique ?
Subtil, plein de délicatesse autant que de puissance dramatique, le Silence de Molière de Giovanni Macchia est un texte rare de et sur le théâtre, qui s’appuie sur un paradoxe fondamental : comment la fille de Molière a‑t‑elle pu ne briller jamais autrement que par son silence, son effacement ? Comment, d’un tel héritage, un tel refus du théâtre a‑t‑il pu naître ? Comme si la faconde verbale du père avait dû se payer du silence de la fille… On le sait bien, les fils de cordonniers sont les plus mal chaussés. Mais si, justement, Esprit-Madeleine avait à nous livrer, au cœur de son silence, une vérité sur le métier d’acteur que le flamboyant Molière ne pouvait dire ?
Ariane Ascaride, la vraie fille de Molière… et de Racine
Tirée hors du néant, cette parole imaginaire n’en est que d’autant plus puissante et signifiante, offrant ainsi un formidable terrain de jeu pour comédienne de première classe. Et avec Ariane Ascaride, on ne peut que se réjouir. Dès ses premières paroles, dites de cette voix rauque de tragédienne et avec cette élocution parfaite qu’on lui connaît, la comédienne aimante l’attention du public, qui ne la quittera pas jusqu’aux saluts. Il faut reconnaître qu’il y a un plaisir certain à la voir distiller son art avec une telle maîtrise, dans ce dosage parfait de retenue et de fureur. Chaque inflexion de voix même infime, chaque geste, tout est d’une précision et d’une justesse de virtuose. On est loin d’un jeu naturaliste – ce que la comédienne nous offre ici a bien plutôt à voir avec l’exécution parfaite d’un concerto d’une technicité redoutable. Le risque pourrait être d’y perdre l’émotion ; mais il n’en est rien. Sous son interprétation, la fille de Molière apparaît tout en failles, contrastes et mystères, tantôt drapée de rigueur et de dignité, murée dans le silence d’un cloître, tantôt révoltée, plaie immense et inconsolable. Ariane Ascaride investit de tout son talent chacune de ces nuances, les mêlant et les alternant avec une finesse admirable. Rien à dire : on se délecte.
Captivé par tant d’art, on en arriverait presque à oublier qu’il s’agit d’une conversation, et non d’un monologue. De fait, pour incarner l’autre voix, celle du jeune homme venu deviser avec Esprit-Madeleine, Loïc Mobihan joue le jeu sans parvenir toutefois à en tirer son épingle. Relativement univoque, le comédien emploie la force et l’agressivité pour seules tonalités là où d’autres nuances plus subtiles, comme la séduction et l’enthousiasme naïf (que laisse pourtant filtrer par moments le texte de Macchia), pourraient venir colorer son interprétation. Mais la critique est facile… Nul doute qu’il est difficile de faire le poids face à Ariane Ascaride, comme de s’imposer en interlocuteur véritable pour la fille de Molière, dont on se demande d’ailleurs ce qui peut bien la pousser à poursuivre l’échange avec un tel clampin : à sa place, on l’aurait fichu à la porte.
Inutile de s’attarder sur la mise en espace : on l’a vu, rien de sensationnel. Quant aux insertions, entre les phases du texte de Macchia, d’extraits de Registre II de Jacques Copeau, l’idée est loin d’être inintéressante. Ces fragments d’écrits sur le théâtre permettent en effet de mettre en saillie l’aspect métathéâtral du dialogue, de le replacer dans la perspective plus large d’une réflexion sur l’art dramatique. Pourtant, sur scène, cela ne marche pas : bien qu’écrits par un homme de théâtre et dits par un monstre sacré tel que Michel Bouquet (dont la voix est préenregistrée), ces textes n’en demeurent pas moins non dramatiques, et donc franchement barbants et à peine audibles, diffusés comme ils le sont sur bande sonore.
Mais est‑ce bien grave ? À en croire le plaisir éprouvé au sortir de cette petite salle du Théâtre de la Tempête, sans doute que non. On voulait du théâtre, on en a eu, jusqu’à plus soif. Une belle générosité, palpable, dont on ne peut que savoir gré. ¶
Marie Lobrichon
Lire aussi « le Silence de Molière », de Giovanni Macchia, Printemps des comédiens, domaine d’O à Montpellier.
le Silence de Molière, de Giovanni Macchia
Conversation imaginaire avec la fille de Molière
Traduction : Jean‑Paul Manganaro et Camille Dumoulié
Mise en scène : Marc Paquien
Extraits de Registres II de Jacques Copeau (éd. Gallimard)
Avec : Ariane Ascaride, Loïc Mobihan et la voix de Michel Bouquet
Décor : Gérard Didier
Lumières : Dominique Bruguière
Costumes : Claire Risterucci
Son : Xavier Jacquot
Coiffure et maquillage : Cécile Kretschmar
Collaboration artistique : Martine Spangaro
Photo : © Pascal Victor
Production : Cie des Petites‑Heures
Coproduction : Le Printemps des comédiens à Montpellier, Théâtre Liberté à Toulon, Comédie de Picardie à Amiens
Le Théâtre Liberté a accueilli la résidence de création du 3 au 10 mars 2015.
Remerciements à Michel Archimbaud et à la Comédie-Française
En coréalisation avec le Théâtre de la Tempête
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Du 16 septembre au 16 octobre 2016 à 20 h 30 du mardi au samedi et à 16 h 30 le dimanche
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Tarif réduit : 10 € | 12 € | 16 €