Histoires de morts
Par Éric Demey
Les Trois Coups
Tout est histoire de mots. On aurait pu s’en douter. Venant d’une pièce qui reprend les morts des autres. « Ni le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face » : la sentence est attribuée à Héraclite, philosophe du temps où les mythes s’accouplaient à l’Histoire et les dieux aux humains. D’Œdipe à Meursault, de l’antique au moderne, l’homme qui approche de trop près la vérité s’est toujours brûlé les yeux, sinon les ailes. Voilà le fatal éblouissement. Parce qu’il cherche à mettre des mots sur l’anagramme de Dieu – le vide –, l’homme court à sa perte.
Dominique Pitoiset a demandé à Wajdi Mouawad de revenir sur les premières tragédies, sur l’homme des débuts. Quand l’homme-pantin s’éveille sur une musique de conte de fées, deux marionnettistes le redressent. Ce sont les hommes qui font se mouvoir les hommes sur une scène semblable aux loges d’un cabaret : des bancs, des acteurs, des portants et des marottes pour que l’humain puisse librement jouer son histoire. C’est d’un « antidispositif » dont parle Pitoiset. Tout est encore ouvert, rien n’est disposé.
Puis, par derrière, un grand écran comme le ciel se dresse et s’illumine. DIEUX, y a-t-il écrit dessus. Voilà le Verbe. Les noms, les mots arrivent. Le ciel est habité. La tragédie peut commencer. Avec Cadmos, puis Laïos, puis Œdipe, Mouawad reparcourt les mythes des origines de notre civilisation. Cadmos, fonde des villes – dont Thèbes –, apporte l’écriture aux hommes. Laïos, à partir du socratique « connais‑toi toi-même », engendre malgré lui le moderne « qui suis-je ? » d’Œdipe, qui occupe maintenant toute l’humanité. Voilà en peu de mots l’histoire de la destinée humaine : en trois personnages, les parangons de l’homme qui court, qui court, poussé par son désir et sa curiosité de savoir – « qu’est-ce qui nous regarde ? ».
Tout est parti de l’enlèvement d’Europe. Poussé par la guerre, Mouawad, quittant le Liban pour le Québec, n’a fait que la survoler. Avec Cadmos et sa descendance, avec sa verve épique et son penchant lyrique, il retraverse la culture du continent à la vitesse grand V. À la manière du spectateur antique jouissant de voir réécrites et réinterprétées des histoires qu’il connaissait déjà, le spectateur moderne tente de le suivre, d’allusions mythologiques en situations exhumées. Seulement Harmonie, Chrysippe, Hippodamie lui restent largement méconnus, fût-il bien lettré. À l’antique, les comédiens narrent plus qu’ils ne jouent, face public. À la moderne, dans un débit serré, monotone et pressé, ils sèment le spectateur sur la route de Thèbes. Pas vraiment didactique ni franchement poétique, drôle par intermittence, aucun ton ne parvient ainsi à s’installer. On aperçoit comme des poissons fuyants les thèmes sous la surface du texte qui s’entrelacent sans se laisser pister. Les dessins simples et animés, en fond d’écran, façon série pédagogique sur l’Histoire de l’Homme du temps de FR3, charment puis paraissent sous-exploités.
Arrive Œdipe. Son odyssée nous concerne plus directement. Elle est envisagée sous l’angle de la modernité, d’un homme à la parole technologisée qui risque de s’effacer derrière la machine (après les dieux, voilà peut-être la nouvelle « machine infernale » ?). Le dialogue robotisé, doublé d’une musique à la Michael Nymann, offre une poignante rencontre entre Œdipe et la Sphynge. Le propos devient plus aéré. À les voir écrits, les mots reprennent du sens, le texte de son intérêt.
Tout est histoire de mots. Des mots que cherche l’homme pour savoir qui il est, pour savoir de quoi demain sera fait. Cadmos a vu Pallas, Laïos consulté Tirésias et Œdipe la Pythie hospitalisée de Pitoiset. Tout est histoire de morts aussi, des morts qu’inévitablement l’homme sème sur le chemin de son Histoire dans des conflits dont l’œuvre de Mouawad s’est naturellement imprégnée. C’était écrit, nous dit la destinée. C’est écrit, prévient l’Histoire. Pitoiset voulait par les mots faire revivre les premiers Prométhée, du côté de l’Histoire, pour que nos tragédies restent humaines et réversibles. Trop vaste, trop large, le projet s’est retrouvé noyé sous des mots dont beaucoup encore, à l’issue du spectacle, me demeurent inexpliqués. ¶
Éric Demey
Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face, de Wajdi Mouawad
Projet et mise en scène : Dominique Pitoiset
Assistant à la mise en scène : Noureddine el‑Ansari
Avec : Nadia Fabrizion, Philippe Gouin, Nicolas Rossier
Manipulatrices : Inka Arlt, Patricia Christmann
Illustrations : Kattrin Michel
Mis en musique par André Litolff
Lumières : Christophe Pitoiset
Bruitages : Dominique Aubert
Son : Michel Maurer
Vidéo : David Dours
Costumes : Odile Béranger
Maquillages : Cécile Krestchmar
Conseil à la dramaturgie : Daniel Loayza
Conseil scénographique : Bertrand Nivelle
Photo : © Mirco Magliocca
Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine • square Jean‑Vauthier • 33000 Bordeaux
Du 13 mai au 5 juin 2008 : 13, 16, 17, 20, 23, 24, 27, 30, 31 mai 2008 et 3 juin 2008 à 20 h 30 ; 14, 15, 21, 22, 28, 29 mai 2008 et 4, 5 juin 2008 à 19 h 30
Tarifs : de 10 € à 25 €