De l’impossibilité de s’arracher au songe !
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Que de « Songes » exquis et évanescents envahissent nos scènes, ces derniers mois ! Après Britten, Balanchine et Vincent (entre autres), Guy-Pierre Couleau enchante à son tour le public avec un spectacle inventif qui donne à voir « l’increvable désir »[1] de l’Homme.
L’imagination est reine, dans le Songe d’une nuit d’été. Pas seulement celle du fou, de l’amoureux ou du poète, dont parle Thésée dans l’acte V. Cette comédie sonde l’esprit humain – peuplé de fantômes – en entraînant le spectateur dans un dédale de mises en abyme et de métamorphoses. Ce dernier, ainsi conduit dans un palais antique à Athènes, assiste aux répétitions théâtrales d’amateurs, artisans dans une ville élisabéthaine, avant d’être plongé dans la nuit sauvage d’une forêt surnaturelle. Tout varie : saison, réalité, lumière. Les vers ou les chansons se muent en prose. Les personnages traversent le miroir qui sépare ces univers, franchissent l’espace entre visible et invisible. Or, ces multiples transformations, à l’image de la vie ou des flux de la pensée, aboutissent à une fin radieuse.
Voilà pourquoi Guy-Pierre Couleau chérit tant cette pièce : elle offre la vision d’une humanité qui accepte le jeu, qui assume joyeusement son étrangeté et ses transgressions. Dans une période marquée par le conflit et la confusion, où le besoin de s’envoler démange souvent, ce spectacle est un « battement d’ailes » rêvé.
Le désordre et la merveille
Déjà, le choix d’une scénographie sobre ouvre grand l’imaginaire. Une simple boîte noire contenant un plateau incliné accueille les protagonistes du monde civilisé : Thésée et Hippolyte portent des costumes modernes, noir ou blanc. Ces deux couleurs symboliques réapparaissent au moment de leur mariage : d’immenses rideaux immaculés habillent le plateau. Puis, la scène se remplit de nouveaux corps sculptés par la lumière : Hermia aime Lysandre, Héléna aime Démétrius fiancé à Hermia. La dure loi du Père (Athènes, Égée, Thésée) a beau prévaloir, le désir sourd chez ces jeunes aux tenues colorées. Leurs gestes frénétiques et leurs baisers collectifs les trahissent. Entre ensuite la troupe populaire des comédiens amateurs, surexcités à l’idée de jouer pour le mariage du duc. La passion, qu’elle prenne la forme de l’amour, de la vengeance ou de l’enthousiasme artistique, conduit donc tous ces personnages pleins de vie vers la forêt.
Cet univers merveilleux et archaïque est suggéré par la musique créée par Philippe Miller, dont la belle étrangeté rappelle l’Ouverture de la symphonie de Mendelssohn. L’espace noir se trouve alors saturé de sons nocturnes inquiétants, de fumée, de lucioles et de créatures sautillantes qui exécutent une chorégraphie captivante. Nos sens, ainsi attisés, exaltent l’imagination. Il suffit ensuite que le sol se couvre de papiers verts fripés, devenus la métaphore des arbres et de l’acte d’écrire, pour que surgisse sous nos yeux le « monde vert ». Alors, des faisceaux imaginés par Laurent Schneegans auréolent les acteurs d’une magie sublime, leur dessinent des ailes de lumière. Un écran vidéo représentant une forêt apparaît en arrière-plan. Le désordre et la merveille sont donc progressifs, saupoudrés avec subtilité, de façon à la fois artisanale et sophistiquée. La métamorphose s’écrit à partir du noir et du vide, au moyen de tous les signes scéniques.
Un monde qui nous fait « tourner bourrique »
L’espace de la forêt devient un terrain de jeu sauvage et débridé qui contamine tous les autres, y compris la salle. Cette porosité est d’emblée soulignée par un jeu d’échos (ou d’échecs) : ce sont les mêmes acteurs qui interprètent le couple royal en noir ou blanc, de chaque côté du miroir. De même, l’excellent Rainer Sievert incarne successivement l’autoritaire Égée et le bouffon clownesque et enchanteur Puck. Quant à Phil-Pelote Bottom (qui veut jouer tous les rôles de Pyrame et Thisbé et en réécrire le Prologue), François Kergoulay n’a qu’à agrandir sa palette comique, en laissant littéralement pousser le masque qu’on lui attribue, pour le transformer en âne.
De fait, tous les acteurs s’en donnent à cœur joie, et la mise en scène recèle de trouvailles. Démétrius et Lysandre s’expriment comme des robots, se battent comme des Jedi, gagnés par la toute puissance du rut. Titania et Obéron s’affrontent verbalement comme des lions en se lançant des… papiers émeraude ! Les artisans sifflent ou miaulent pour se repérer dans cette forêt aveuglante et piquante. La vierge Héléna, en short et ciré jaune, campe seule au milieu des bêtes sauvages : elle crache et se déplace comme une chienne. Puck, hirsute, lèche la fleur d’amour. Hermia et Lysandre font des cabrioles peu courtoises dans l’herbe. En somme, dans cette toile d’araignées, ce nid de vipères où l’on crie au loup et où l’on s’affronte, où l’on prend « un buisson pour un ours », monstruosité et sexualité se donnent en spectacle de façon carnavalesque. Et « avoir le cul par-dessus la tête » met Puck (et le public) « en fête » !
Comédie grotesque et sublime, médusante
Le spectacle souligne aussi l’impossibilité de s’arracher du songe, lorsque sonnent les trompettes du matin. Démétrius se demande, comme Hamlet, s’il est éveillé, s’il dort ou s’il rêve, « peut-être ». Le masque d’âne colle à la peau de Phil-Pelote : Puck, metteur en scène et ouvrier machiniste, doit employer les grands moyens pour lui retirer. Après cela, l’artisan comédien est obsédé par le rêve indicible qu’il vient de vivre. Il voudrait en faire une chanson. Comme de juste, ce sont Hippolyte et Thésée qui bénissent la nuit de noces, après la célébration des trois mariages, et non Titania et Obéron, dont c’est le rôle. En clair, le « chaos de cette nuit » tourmente tous les personnages, même si le bonheur et la paix triomphent à la fin. Tous sont hypnotisés par la voûte étoilée bordée d’immenses sapins, par la lune (figurée dans un film lent par une planète qui rappelle Melancholia). Cet astre évoque l’imaginaire, l’inconscient et la fécondité. Il reflète la lumière et il charme le public.
Pour finir, ce Songe exalte une théâtralité qui rend hommage à Shakespeare et réjouit le public : Thésée, Obéron, Pete Coince et Puck sont tour à tour les metteurs en scène d’une comédie grotesque et sublime, médusante. Avec Guy-Pierre Couleau, ils nous rappellent que l’imagination humaine a le pouvoir de briser les frontières entre les mondes, que l’élan vital de l’Homme lui permet de sublimer ses symptômes ou ses fantasmes. Décidément, les masques, le jeu inspiré des acteurs, la langue poétique de l’auteur, la musique et la lumière enchanteresse, loin de nous « offenser », ravissent les « ombres » que nous sommes. ¶
Lorène de Bonnay
le Songe d’une nuit d’été, de William Shakespeare
Le texte est publié aux Éditions Les Solitaires Intempestifs
Traduction : Françoise Morvan, André Markowicz
Mise en scène : Guy-Pierre Couleau
Avec : Sébastien Amblard, Clément Bertonneau, Pierre-Alain Chapuis, François Kergourlay, Marlène Le Goff, Anne Le Guernec, José Mantilla Camacho, Adrien Michaux, Ruby Minard, Martin Nikonoff, Carolina Pecheny, Achille Sauloup, Romaric Seguin, Rainer Sievert, Jessica Vedel, Clémentine Verdier
Durée : 3 heures (entracte inclus)
Production : Comédie de l’Est
Photo : © Laurent Schneegans
Théâtre des Quartiers d’Ivry • Manufacture des Œillets / La Fabrique • 1 place Pierre Grosnat • 94200 Ivry-sur-Seine
Du 15 au 23 mai 2017, à 18 heures, 19 heures ou 20 heures, dimanche 21 à 16 heures
De 7 € à 24 €
Réservations : 01 43 90 11 11
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[1] Beckett : l’increvable désir est le titre d’un essai d’Alain Badiou.