De chair et d’allégresse
Florence Douroux
Les Trois Coups
C’est un évènement. La Comédie-Française nous propose un « Soulier de satin » empreint de grande humanité, un récit qui souffle comme une épopée et vibre dans les cœurs. Éric Ruf et sa belle équipe présentent une vision éclairante de la « pièce-monde » de Paul Claudel, dont les héros, malmenés par les remous du destin, n’ont jamais été si proches de nous.
Après les quatre lectures du « théâtre à la table » en 2021, Éric Ruf s’attaque donc à son tour à ce texte sublime, ce colosse puissant dont il dompte les forces principales en 6 h 30 (une intégrale avoisinerait 12 heures), dans un geste sûr et maîtrisé à visée évidente et assumée : rendre le monument accessible au public en le prenant par la main. Claudel lui-même n’était pas certain de la faisabilité d’une adaptation de cette « pièce-monde » hors format, quasi-cosmique, couvrant plusieurs décennies, une partie du globe, terres et mers, empruntant au ciel et à la voûte céleste ; une œuvre tentaculaire faisant intervenir presque 80 personnages en quatre « journées ». Pour son ultime mandat au Français, Éric Ruf signe, de son trait si élégant, adaptation, mise en scène et scénographie.
À l’arrivée dans la salle, l’impression est vive. L’antre de la cage de scène entièrement dépouillé dévoile ses entrailles. Un espace libéré au maximum apte au déploiement de l’œuvre démesurée. Les comédiens et comédiennes bavardent entre eux et plaisantent avec les arrivants. Ils arpentent la passerelle centrale, apparaissent aux balcons. Marina Hands fait virevolter sa robe et Laurent Stoker promène son ventre ballon. 15 heures tapantes : les voilà tous sur scène chantant, crescendo, du Scarlatti. Crescendo aussi, notre impatience, et notre joie d’être là, pour l’évènement : ce Soulier de satin, comment est-il appréhendé ? Entre chant mystique et passion amoureuse, drame et dérision, où sera le curseur ?
Une prière exaucée
L’enjeu du drame est annoncé dès le départ. Un père jésuite (Alain Lenglet) attaché au mât d’un bateau sombrant dans l’atlantique, adresse une dernière prière à Dieu pour Don Rodrigue, conquistador ayant quitté le noviciat. « Seigneur (…) apprenez-lui que vous n’êtes pas le seul à vouloir être absent ! Liez-le par le poids de cet autre sans lui si beau qui l’appelle à travers l’intervalle ! Faites de lui un homme blessé parce qu’une fois en cette vie il a vu la figure d’un ange !» Le cœur même de la pièce, en tout cas toute sa charge mystique et dramatique, est ici. Lorsque Rodrigue aperçoit le visage de Prouhèze, il s’enflamme à jamais d’un amour interdit. L’absence de l’autre devient la part manquante de chacun, sans résolution dans la vie terrestre autre que par la mort, seul paradis possible. La prière est exaucée.
Tel est le fil rouge de cette composition à intrigues multiples, qui, sur fond de conquêtes du nouveau monde pendant le siècle d’or espagnol, balade l’interdiction et l’absence d’un bout à l’autre de la terre. Les deux héros échappent l’un à l’autre par le biais d’une destinée contraire. Envoyée par Prouhèze, la « lettre à Rodrigue », ne lui parvient qu’au bout de dix ans. Trop tard. Trahisons, rédemption, sacrifice, renoncements, Claudel n’a apparemment pas convoqué la légèreté. Pourtant, la pièce fait aussi la part belle au comique, car finalement, tout cela est théâtre, illusion, et il est permis d’en rire.
Nous n’oublierons pas Pélage, autorité naturelle et douceur de Didier Sandre (et quel ministre !), ni ce Camille aux mille variations de Christophe Montenez ; ni le Balthazar célibataire mal guéri de Laurent Stocker, également roi d’Espagne. Isabel, Musique et Sept Épées sont nos héroïnes, et nous adorons la Bouchère (merveilleuse Coraly Zahonero). On croit à cette lente rédemption de Rodrigue (Baptiste Chabauty), vieillard vouté de la 4e journée enfin connecté au grand mystère de sa vie et de cet amour contrarié. Mots, visages, corps, les comédiens, rôles multiples, font leur suc – et le nôtre – des versets claudéliens. Il faudrait tous les citer, car c’est la troupe qui œuvre et nous embarque à bord.
Au cœur de l’action
La langue de Claudel, sa respiration, son rythme s’engouffrent dans cet espace qui devient le nôtre, enveloppés que nous sommes dans la sphère des protagonistes, notamment par l’existence de cette passerelle au milieu de l’orchestre. Les entrées et sorties du plateau, pour beaucoup, se font sous nos yeux, les robes frôlent les fauteuils, les regards sont à hauteur – ou presque – des nôtres. Marina Hands y rampe, douloureuse, dans la fuite de Prouhèze, la cour d’Espagne s’y pavane en processions, et Florence Vialat, figure Élizabéthaine, y est hilarante dans le rôle de l’Actrice de la 4e journée.
Sur cet étroit passage se tient aussi, on ne peut s’empêcher de l’évoquer, la scène ultime entre les deux amants : l’adieu / « À-Dieu » de Prouhèze à Rodrigue. Dans cette unique étreinte, visage crispé et mains agrippées, Marina Hands, Prouhèze-prouesse, plaide, implorante, la joie transcendante de l’union des âmes. Mais avant de disparaître, elle aura murmuré, en vain, « un seul mot et je reste ». Les corps se disjoignent, la comédienne se dégage doucement pour reprendre en sens inverse cette voie si petite qu’elle ne permet pas un passage à deux. Quel symbole ! La porte du salut est étroite. Comment ne pas penser au roman de Gide ? D’un pas presque robotique, Marina Hands s’éloigne sur ce chemin qui est de croix et la dirige vers la mort. La vision est bouleversante.
Un écrin idéal
D’une beauté visuelle à couper le souffle, tant par ses lumières (immense bravo à Bertrand Couderc) que par les costumes grandioses de Christian Lacroix (un habitué de la « maison »), le spectacle offre des scènes tableaux, comme un superbe album d’images. Des toiles peintes dévalent des cintres, un rideau transparent laisse deviner l’ombre de grands arbres, nuages et mer apparaissent comme par magie avec trois fois rien.
Et puis cette musique ! Avec Bach, Marais, Schumann ou Albéniz, l’enchantement devient total. Même le positionnement des musiciens sur le plateau est un tableau dans le tableau. Et l’on sentirait presque l’iode marine, tant la salle semble embaumée de parfums. N’a-t-on pas entendu d’ailleurs le cri des mouettes à notre arrivée ? C’est tout cela, être sous le charme.
Parole incarnée
Alors oui, on attendait certaines scènes qui nous semblaient précieuses, comme celle de l’Ombre double et celle de la lune, qui viennent clore la deuxième journée. Elles n’y sont pas. Éric Ruf a privilégié les grands dialogues clés de voûte de l’édifice, élaguant certains passages plus denses, plus oniriques parfois, de cette immense forêt. Le Soulier gagne en clarté ce qu’il perd en mystères, c’est vrai. Mais la limpidité aussi est séduisante.
D’ailleurs, Jean-Louis Barrault, si fin connaisseur de l’œuvre de Claudel, ne disait-il pas en évoquant l’adaptation de la pièce : « Ce n’est plus du tout de la poésie ou de la littérature. C’est de l’évidence, de la chair, de l’humanité » ? Telles sont les profondeurs de ce Soulier de satin.
Florence Douroux
Le Soulier de satin, de Paul Claudel
Le texte est édité chez Gallimard et chez Folio
Version scénique, mise en scène et scénographie : Éric Ruf
Avec la troupe de la Comédie-Française : Alain Lenglet, Florence Viala, Coraly Zahonero, Laurent Stocker, Christian Gonon, Serge Bagdassarian, Suliane Brahim (en alternance), Didier Sandre, Christophe Montenez, Marina Hands, Danièle Lebrun, Birane Ba, Sefa Yeboah, Baptiste Chabauty, Édith Proust (en alternance)
Avec l’académie de la Comédie-Française : Fanny Barthod, Rachel Collignon, Gabriel Draper, Aurélia Bonaque Ferrat
Avec le musicien et les musiciennes : Vincent Leterme, Merel Junge, Ingrid Schoenlaub
Costumes : Christian Lacroix
Lumière : Bertrand Couderc
Direction musicale : Vincent Leterme
Son : Samuel Robineau, de l’Académie de la Comédie-Française
Travail chorégraphique : Glysleïn Lefever
Collaboration artistique : Léonidas Strapatsakis
Durée : 6 h 30 (entractes et pause non compris)
Comédie-Française • Place Colette• 75001 Paris
Du 21 décembre 2024 au 13 avril 2025, horaire exceptionnel de 15 h à 23 30 (avec deux entractes et une pause de 18 h 30 à 20 h)
Calendrier ici
Tarifs : de 5 € à 60 €
Réservations ici
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Le Partage de Midi, de Paul Claudel, par Olivier Pansieri
☛ L’Échange, de Paul Claudel, par Trina Mounier
Photos : © Jean-Louis Ferrnandez, coll. Comédie-Française