« Le Tigre bleu de l’Euphrate », Laurent Gaudé, Théâtre de la Colline, Paris

Le-Tigre-Bleu-de-l'Euphrate- Laurent-Gaude ? © Yanick-MacDonald

La soif d’Alexandre

Par Florence Douroux
Les Trois Coups

En parallèle avec la création de « Terrasses », la Colline accueille « le Tigre bleu de l’Euphrate », somptueux face à face imaginé par Laurent Gaudé entre Alexandre le Grand et la mort. Denis Marleau dirige Emmanuel Schwartz, comédien incarné s’il en est, dans une mise en scène qui hisse le texte au niveau vertigineux qu’il mérite.

En 323 avant Jésus-Christ, Alexandre le Grand, terrassé par la fièvre, agonise, à l’âge de 32 ans. Il a vaincu Darius, roi des Perses, s’est emparé de Tyr, Babylone et Samarkand, et constitué l’empire le plus colossal du monde. L’heure de l’ultime rendez-vous a sonné. C’est en conquérant qu’il s’adresse à la mort, avec l’ambitieuse requête de ne pas être jugé « à l’aune de la balance commune ».

Certain de l’immortalité de sa renommée, il parle en héros et entend être traité comme tel : partir tout entier, être enlevé sans laisser de dépouille, cette trace périssable de l’homme ordinaire. À charge pour lui de raconter sa destinée hors du commun et d’en convaincre son dieu. Le voici seul avec l’ombre de la faucheuse, encore peu visible, mais qui bientôt l’avalera. Un dieu est à impressionner, et il y a urgence.

Quel thème ! Il faut la plume de Laurent Gaudé pour camper son immortel. Pour imaginer un Alexandre mâcher les herbes « de l’entre-deux », dont les effets hallucinatoires lui permettront de voir Hadès, dieu de la mort. Comme on veut voir son juge. L’interpellation est merveilleuse : « Alexandre est celui qui verra la mort de son vivant / je vais te raconter ce que je fus / et tu boiras chacun de mes mots / Alexandre va faire pâlir le dieu des morts / d’étonnement d’abord / puis de ravissement ». Nous sommes prévenus, le récit sera épique.

La pièce alterne l’évocation des conquêtes, des territoires parcourus au galop, du grand ennemi Darius devenu le frère babylonien, avec les adresses à la mort, pressantes et douloureuses. Ce long monologue poétique fait donc cohabiter la puissance du guerrier, sa cruauté, mais aussi la complexité d’un homme au désir hors du commun, habité d’une soif inextinguible de conquêtes vers l’Orient.

Une obsession redoutable qui lui confère autant de force que de fragilité, puisque, jusqu’aux derniers instants, elle le plonge dans l’insatisfaction absolue : « Je meurs de faim, de soif et de désir ». Le désir inassouvi du conquérant, c’est donc là sa torture à lui, sa part douloureuse d’humanité. Tel est le sens de cette grande confession paradoxale, héroïque et grandiose, mais aussi touchante d’humilité.

Une incarnation totale

C’est d’abord une atmosphère : des murs tendus de draps blancs comme un tombeau ; un lit immense comme un catafalque ; une silhouette figée et dissimulée, presque fantôme, presque statue. Puis une voix sourde émerge du lointain, caverneuse, rocailleuse, offrant une parole d’abord peu distincte. Avec ce pas grand-chose, on y est déjà, aux portes du grand mystère. L’entrée en matière est saisissante.

Emmanuel Schwartz est cet Alexandre. Il ne faut qu’une poignée de secondes pour percevoir l’intensité de son jeu, dirigé avec tant de précision par Denis Marleau. Qu’il hurle ou murmure, s’adoucisse ou se cabre, le comédien tient le public dans le creux de sa main. Les modulations tellement particulières de sa voix, de toutes ses voix, nous entraînent dans l’épopée, rythment le récit, ses folles accélérations et ses mouvements lents. Le phrasé du comédien qui galope ou s’étire, laisse entendre le poids des mots et la qualité de leur résonnance. De leur vibration même. Tellement bien scandée, syllabes détachées, temps forts et temps faibles, comme sur une partition musicale, cette parole devient souveraine.

Voûté dans la douleur des derniers instants, ou presque agrandi dans l’évocation des exploits passés, tout le corps d’Emmanuel Schwartz est habité par le texte, au souffle près : tremblements du bras, de la main qui s’accroche, torsion du dos, de l’épaule. Chaque muscle, chaque respiration semblent se crisper dans l’agonie. Mais lorsqu’au contraire, le comédien se redresse, libéré des entraves de la souffrance, une majesté reprend le dessus dans un envol ultime. Des affres d’une mort imminente aux soleils sanglants des exploits, de la fureur cruelle à la vulnérabilité d’un cœur qui s’émeut, ses aller-retours présent-passé, sont superbes de maîtrise et de précisions. Cet homme-là, si loin si proche, nous devient familier. L’incarnation est totale.

Sur les rideaux tout autour, le flou discret des images projetées, plus suggestives que figuratives, ne risque aucune surenchère avec le texte. On imagine les paysages traversés par Alexandre, on devine des forces, des courants, des atmosphères. Aridité d’un désert ou ambiance douce et dorée d’Alexandrie, ces projections de Stéphanie Jasmin ont l’évanescence d’une conscience qui se dilue. Également enveloppé par la musique de Philippe Brault, écrin furtif et délicat, le monologue d’Alexandre apparaît dans toute sa force : mystérieuse et radicale. « Je suis un homme qui meurt / et disparaît avec sa soif. » 🔴

Florence Douroux


Le Tigre bleu de l’Euphrate, de Laurent Gaudé

Le texte est édité chez Actes Sud-Papiers
Mise en scène : Denis Marleau
Avec : Emmanuel Schwartz
Collaboration artistique et conception vidéo : Stéphanie Jasmin
Scénographie : Stéphanie Jasmin et Denis Marleau, assistés de Stéphane Longpré
Lumières : Marc Parent
Musique : Philippe Brault
Costumes : Linda Brunelle
Maquillages et coiffures : Angelo Barsetti
Design sonore : Julien Esclancher
Coordination et montage vidéo : Pierre Laniel
Assistanat à la mise en scène : Carol-Anne Bourgon Sicard
Durée : 1 h 30

Théâtre National de la Colline • 15, rue Malte Brun • 75020 Paris
Du 24 mai au 16 juin 2024, du mercredi au samedi à 20 heures, le mardi à 19 heures, le dimanche à 15 h 30, excepté samedi 15 juin à 18 heures et dimanche 16 juin à 14 h 30
De 10,50 € à 33,50 €
Réservations : 01 44 62 52 52 ou en ligne

À découvrir sur Les Trois Coups :
Terrasses, de Laurent Gaudé, par Florence Douroux
Cendres sur les mains, de Laurent Gaudé, par Florence Douroux

Photos : © Yanick MacDonald

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