« Cendres sur les mains », Laurent Gaudé, Le Théâtre De Demain, Théâtre des Carmes, Festival Off Avignon

Cendres-sur-les-mains-Laurent-Gaude-Alexandre-Tchobanoff © JON.D

Graver l’empreinte

Par Florence Douroux
Les Trois Coups

Dans un no man’s land éloigné de tout, deux drôles de personnages et une singulière apparition font surgir un grand flou : celui qui entoure la notion de vivant en temps de guerre. Alexandre Tchobanoff signe une belle mise en scène de « Cendres sur les mains », de Laurent Gaudé, portant haut et fort un credo empli d’humanité : ce qui reste de vie aux disparus, c’est l’image que l’on en garde.

Le vent souffle sur un étrange lieu embrumé. Une voix off féminine raconte une fuite désespérée devant ce monstre ravageur, la guerre. « Elle progressait / traversant les fleuves / avalant les collines (…) / Elle m’a rattrapée (…) / nous a alignés les uns à côté des autres / et elle nous a tués ». Cette femme est là, corps parmi les corps, sac parmi les sacs. Mais elle est vivante, transportée vivante par deux fossoyeurs, entre les mains de qui elle est tombée « par erreur ». Pas de noms, pas de contexte, mais c’est la guerre : il faut brûler les morts. Ainsi débute cette brève coexistence à trois au milieu du rien, cet affrontement entre vie et mort dans le désert d’un entre-deux.

« Es-tu vivante ? »

Laurent Gaudé tire son récit de la lecture, en mai 1999, d’un article de Libération relatant l’expérience effroyable d’une femme kosovare, rescapée du massacre d’un village : « Es-tu vivante ? lui demande-t-on. Au milieu des cadavres empilés dans un camion, dont ceux des siens, elle répond « À quoi bon puisqu’ils nous les ont tous tués ? ». « C’est une voix terrifiante de la réalité », explique alors l’auteur, « inassimilable comme telle par le théâtre (…), trop brutale (…). Pourtant la scène doit s’approprier cette ambition-là : celle de s’ouvrir aux fureurs du monde ».

Cendres-sur-les-mains-Laurent-Gaude-Alexandre-Tchobanoff-©-JON.D
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Avec le talent qui l’a révélé dès son premier roman, Cris (2001), Laurent Gaudé fait résonner, dans une langue superbe, l’histoire de cette femme. Elle est sa « rescapée », morte vivante revenue d’une tuerie. Deux humanités contraires se font ainsi face à face : celle qui fait disparaître toute trace, parce que telle est sa mission ; celle qui veut tenter de sauver au moins le souvenir, parce que telle est sa mission aussi. Les uns transportent, entassent et brûlent les corps ; l’autre les imprime sur le sien. Quel propos !

Ni la même terre, ni le même ciel

À jardin, les deux fossoyeurs, duo insensé et cocasse, participent au massacre sans s’interroger, derniers maillons – et maillons aveugles – de la chaîne de la mort. Arnaud Carbonnier, « Fossoyeur 1 » et Olivier Hamel « Fossoyeur 2 » sont d’incomparables ignorants, obéissant jusqu’à n’en plus pouvoir à « ils ». Ils ont l’absurdité des grands héros de Beckett, la silhouette courbée, le ton bourru. Deux personnages touchants qui souffrent dans leur chair, se grattent, se chipotent et s’entraident : il leur reste cette humanité-là, le destin en a fait des inséparables. Deux parfaits anti-héros dans une composition tragi-comique très incarnée qui est une vraie réussite.

À cour, elle, « la Rescapée ». Prisca Lona chante en romani une étrange mélopée. Glissant sur scène, tel un fantôme, elle allume la bougie du souvenir. Le timbre haut, elle raconte sa tragédie humaine, en voix d’Antigone déterminée. La comédienne a la lenteur de qui émerge peu à peu d’un gouffre, insufflant la voix du drame dans une tension énigmatique. Quelque chose de l’ordre du sacré se joue avec elle. Là réside le cœur du propos : se souvenir des disparus, porter leur mémoire. « Je regarde les corps, étendus là (…). Je ne peux pas les laisser. Comme ça. Tordus. J’approche. Je les remets comme il faut. Mais ça ne suffit pas ».

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Prisca Lona montre autant de puissance que de douceur dans ce personnage presque mystique qui restitue le souvenir des morts aux vivants. Un monologue somptueux, qu’elle assure dans une ferveur méritée. « J’apprends les corps. (…). Et mes mains s’en souviennent. De tous ces corps caressés, mes mains s’en souviennent ». Ainsi grave-t-elle dans ses mains l’empreinte des disparus.

La mise en scène d’Alexandre Tchobanoff soigne l’abîme existant entre les deux mondes : jamais ils ne se rencontreront. Les presque morts, rongés de brûlures, et la survivante revenue d’ailleurs, œuvrent éloignés. Le texte de l’auteur n’introduit d’ailleurs aucun dialogue entre eux : c’est une distance irréductible. À André Carbonnier et Olivier Hamel, titubants dans les errances de pauvres bougres ne sachant plus très bien s’ils sont vivants ou morts, il oppose une survivante qui ne vacille plus : elle est détachée d’elle-même, les émotions ont passé leur chemin. Ce qui lui reste, c’est un devoir.

Dans ce paysage-là, même la lumière n’est pas partagée. Un faisceau rouge feu s’élance du sol au pied des fossoyeurs, tandis qu’une lampe suspendue accompagne la rescapée d’une présence blanche. Ils n’ont ni la même terre, ni le même ciel.

Ce spectacle nous aspire dans le souffle de son propos et de cette écriture, servis sur un plateau d’argent. 🔴

Florence Douroux


Cendres sur les mains, de Laurent Gaudé

Le texte est édité chez Actes Sud-Papiers
Le Théâtre De Demain
Mise en scène : Alexandre Tchobanoff
Avec : Arnaud Carbonnier, Olivier Hamel, Prisca Lona
Assistante à la mise en scène : Prisca Lona
Lumières : Alexandre Tchobanoff
Décors, costumes : Alexandre Tchobanoff, Prisca Lona
Durée : 1 h 05

Théâtre des Carmes • 6, place des Carmes • 84000 Avignon
Du 7 au 26 juillet 2023 (sauf les 13 et 20 juillet), à 13 h 45
De 10 € à 20 €
Réservations : 04 90 82 20 47 ou en ligne

Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 7 au 29 juillet 2023
Plus d’infos ici

À découvrir sur Les Trois Coups :
La Dernière Nuit du monde, de Laurent Gaudé, par Lorène de Bonnay
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