« le Tutu », d’après Princesse Sapho, le Ring à Toulouse

« le Tutu » © Katty Castellat

Le « Tutu » qui tue

Par Bénédicte Soula
Les Trois Coups

À l’heure où la France en émoi se demande si la liberté d’expression a fait son temps, Éric Sanjou brandit son « Tutu » comme un étendard du droit au blasphème. Avec cette dernière création, il signe surtout une belle pièce étonnante et baroque, et révèle en prime un incroyable comédien…

Un drôle de bâton merdeux que ce Tutu, écrit fin dix-neuvième par une très contestable Princesse Sapho. Pas facile à prendre, par un bout ou par un autre. Potache mais avec de nombreuses fulgurances littéraires, irrévérencieux, surréaliste avant l’heure, ce texte foisonnant, quelquefois insensé, a même inventé avant l’Ulysse de James Joyce le roman de mœurs à multiples registres, le héros de Tutu sautant au gré de ses perditions d’une tonalité à l’autre, d’un genre à l’autre, d’une littérature à l’autre.

Et il y en a, des perditions. Mauri de Noirof, personnage principal de cet objet littéraire non identifié, est un sybarite compulsif. Mi-bête, mi-homme du monde, il traverse Paris, sans dieu ni maître mais avec une mère nécrophage, avec laquelle il rêve – ultime sacrilège – de consommer la chose. De bordel en bal décadent, c’est lui, ce Bel-Ami trempé dans du Rabelais et séché au Lautréamont, que l’on suit dans ses maraudes, croisant en chemin une vraie cour des Miracles : fille de joie allaitant des serpents, femmes à deux têtes, homme à nez de chameau, bouffeur de queues de chat et autre bébé à dix bras. Même Dieu est un fripon qui court la gueuse. Ça blasphème. Ça gratte, déconcerte, et quelquefois ça sidère… Et pourtant…

Et pourtant, de tout cela, Éric Sanjou a sorti une belle œuvre de théâtre, prouvant qu’avec du talent et une vraie ligne artistique, il est possible de faire courber sous son joug la plus retorse et insensée des formes littéraires. De ce Tutu, donc, on retiendra des tableaux d’une beauté absolue, un éclairage caravagesque caressant les chairs des interprètes dans la scène première du bordel, une composition impeccable dans celle de l’enterrement sous parapluies (qui est, en réalité, quel décalage irrésistible, le mariage de Noirof avec une obèse nommée Hermine), tout un théâtre de lumière et de matière, mais aussi de corps qui luttent, intranquilles, dans un espace toujours mouvant, et qui, à partir d’un texte cousu de fils blancs, parvient à créer une cohérence esthétique et poétique.

Blanchard, Protée des arts

Comme chez Pippo Delbono, avec lequel Sanjou partage, du reste, un goût pour le mélange des genres, les couleurs sont essentielles. Au milieu des tonalités ténébreuses qui sont celles que la troupe préfère, la tache blanche et aveuglante d’un écran blanc de cinéma crée, par exemple, la surprise – avant de laisser place à une couleur différente nichée dans un costume de Richard Cousseau, un autre tableau dont l’harmonie plastique offre au spectateur une nouvelle zone de repli. Quant à la sidérante hétérogénéité du texte, une fois qu’on décide de ne plus y voir un problème, quelle admirable partition pour une adaptation moderne et inspirée ! Opéra, parades burlesques, cirque, marionnettes, cabaret (rayonnante Céline Pique dans le rôle de la Pondeuse), et même du cinéma, on trouve tout dans ce Tutu, comme autant de pièces d’un étrange puzzle, qui finissent par prendre leur place dans un grand ensemble baroque et polyphonique.

Mais encore faut-il avoir déniché le comédien caméléon, capable de tenir la baraque pendant trois heures quarante. Un acteur shakespearien à l’aise dans la niaiserie et le music-hall ; un pour nous parler de « l’art de chier » devant le plus foisonnant des parterres de fleurs. Un Protée, quoi : nerveux pour incarner un futuriste avant l’heure, assez incontrôlable pour être un précurseur crédible du dadaïsme et languide pour réciter les Chants de Maldoror. Cette perle rare, qui laisse entrevoir, par-delà sa jeunesse, la virtuosité d’un Nicolas Bouchaud et le mystère d’un Micha Lescot, s’appelle Romain Blanchard. Incandescent, il est parvenu à entrer dans ce Tutu sans faire craquer les coutures, a tenu la dragée haute à un Georges Gaillard pourtant au sommet de son art dans la peau de la mère de Noirof… Comment dire, un sans-faute, monsieur Blanchard. On a hâte de vous découvrir dans d’autres costumes. 

Bénédicte Soula


Le Tutu, d’après Princesse Sapho

Éditions Tristram

Cie Arène Théâtre • 24, rue de la Solidarité • 82200 Moissac

05 63 94 05 78

05 63 04 57 19

06 03 75 35 49

Site : www.arenetheatre.fr

Courriel : arenetheatre@wanadoo.fr

Mise en scène : Éric Sanjou

Avec : Romain Blanchard, Christophe Champain, Georges Gaillard, Christian de Miègeville, Émilie Perrin, Céline Pique, Reynald Rivart et la participation de l’atelier amateur de l’Arène Théâtre

Adaptation : Éric Sanjou

Scénographie : Éric Sanjou

Costumes : Richard Cousseau

Musique : Mathieu Hornain

Vidéo : Xavier Robert

Photo : © Katty Castellat

Production : Arène Théâtre

Le Ring • 151, route de Blagnac • 31200 Toulouse

  • Rocade de Toulouse : sortie no 30 Sept-Deniers
  • Bus : ligne 16, arrêt Pierre-Mounicq

Réservations : 05 34 51 34 66

contact@theatre2lacte.com

www.theatre2lacte.com

Du 19 au 25 janvier 2015, à 20 h 30 du mercredi au jeudi, 20 h 30 les vendredi et samedi

Durée : 3 h 40

12 € | 8 € | 5 €

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