Veillée douce
Florence Douroux
Les Trois Coups
Évoquer l’accompagnement d’une fin de vie comme une cérémonie presque sacrée et témoigner que l’expérience, si douloureuse soit-elle, peut apporter un supplément d’âme : c’est le credo magnifique de la pièce « Le Voyage d’hiver », signée Denis Lachaud. Des comédiens bouleversants à l’œuvre, dont Benoit Giros, également à la mise en scène. Un spectacle lumineux.
Après Survie, La Magie lente et Jubiler, la compagnie l’Idée du Nord, dirigée par Benoît Giros, poursuit donc son chemin avec l’auteur Denis Lachaud. Le Voyage d’hiver est issu de rencontres et d’interviews, avec des proches ayant vécu l’accompagnement d’un des leurs jusqu’au bout. Ainsi, même si elle est fiction, la pièce reflète une réalité émotionnelle et concrète perceptible à chaque instant. Nous sommes dans un moment de vérité humaine, aux abords immédiats des rives de la grande inconnue.
L’amour des veilleurs
Pour apprivoiser ce thème délicat, le spectacle s’appuie avec une belle conviction sur une valeur sûre, l’amour, permettant de composer avec les errements de Jacques, atteint d’Alzheimer, de s’accommoder de ses flous de mémoire, de ses phrases décousues et ses regards troués de vide. Porteurs de flambeaux, les siens lui sourient. Ses veilleurs de nuit – et de vie – relaient leur courage, leur patience, leur questionnement. La plus grande pudeur règne ici. Pas de débordement, ni de sensiblerie à l’horizon. Ce n’est que plus intense. Nous sommes comme en apnée. Loin d’être étouffant, ce huis-clos tendre et intime fait au contraire planer une douce sensation de flottement, presqu’irréelle. Le temps s’est arrêté, il ne compte plus. Ce qui est en jeu est ailleurs.
Bien sûr, cette longue agonie n’est pas un jardin de roses et le spectacle se frotte à la douleur. Toutefois, la pièce témoigne avec délicatesse d’une possible paix, d’une harmonie précédant le non-retour. Les membres de la famille restent à quai, mais ils auront pu avoir d’ultimes échanges, essentiels, en mots, puis en présence et en caresses. Chacun accorde son rythme à celui qui s’en va, révélant d’intimes vérités et cherchant celle de l’autre. Denis Lachaud signe là un texte de toute beauté, non dénué d’humour, qui laisse affleurer l’impression d’une pureté originelle. Une mise à nu.
Écrin musical
La musique de Schubert est l’écrin merveilleux de la pièce, et même son ossature. Voyage d’hiver, cycle de 24 lieder pour piano et voix, est composé par un compositeur fatigué, trouvant dans les poèmes de Wilhem Müller des thèmes dans lesquels il se reconnait : voyage, solitude, bonheur passé. Les 24 tableaux de la pièce s’adossent à chaque lied, sans l’illustrer bien sûr, mais en s’imprégnant de sa poésie, de son atmosphère. Ainsi la pièce s’ouvre-t-elle sur Bonne nuit, voyage inexorable dans les ténèbres, tonalité mineure oblige. C’est ici que le spectateur découvre la maladie de Jacques. « M’excuser / M’accusir », au lieu de « M’accuser », qui ne vient pas.
Il y aura encore ces Larmes gelées, tableau bouleversant dans lequel Jacques s’enlise, « Comme si tout était pris dans la glace ». Et ainsi de suite. Mais la mort rôde, et, comme la matière, la musique se décompose progressivement, se délite. Les mélodies se réduisent, de plus en plus évanescentes. Un immense bravo à Minouche Briot pour cette création sonore exceptionnelle.
Quel quatuor !
Idéalement éclairés par les lumières de Natacha Raber, les comédiens sont tous au diapason. Signant une mise en scène élégante, Benoit Giros nous bouleverse une fois de plus par son jeu naturel et simple, son immédiate présence. Il est entouré de Muriel Gaudin, merveilleuse dans plusieurs rôles (la femme, la fille, la soignante), et de Mikaël Chirinian, si touchant dans le rôle du fils, qui revient de loin avec ce père dont, petit à petit, il se rapproche tant. Enfin Philippe Giros, père de Benoît, dont on entend un vibrant – et authentique – témoignage, vient avec force ajouter un vécu de plus.
Ce quatuor-là nous fait vivre bien des émotions, comme lors de l’aveu de Jacques : « Il y a des manqués déjà / Je m’en aperçois à postériori / J’ai des manqués / Et je le vois après / Pas là / pas aujourd’hui c’est vrai / aujourd’hui vous me rendez visite et je suis au sommet de moi-même ». Ou encore quand Paul accepte de suivre son père dans ses « délires. Et il y a les yeux embués de Sarah, à la voix grave, tout en retenue. Relevons aussi cette disparation si délicate, qui ne nomme pas la mort, mais la signale, par la veste de Jacques posée sur une chaise qu’il quitte doucement, sans bruit, au même moment.
Un rideau blanc légèrement transparent délimite l’espace sur toute la largeur du plateau. Rideau de maison médicalisée, voile de mémoire, mais aussi seuil du visible et de l’invisible, passage. Ce rideau ne s’ouvrira qu’à la toute fin, libérant un espace désentravé, plus généreux. C’est le credo de la pièce. Accompagner les mourants permet au cœur de s’élargir, de laisser la vie couler à flot. Comme ses petites plantes du début, amoureusement arrosées, en plein épanouissement.
Florence Douroux
Le Voyage d’hiver, de Denis Lachaud
Site de la compagnie
Mise en scène : Benoît Giros
Avec : Mikaël Chirinian, Muriel Gaudin, Benoît Giros, et la participation de Philippe Giros
Durée : 1 h 20
Dès 12 ans
Artéphile • 7, rue Bourg Neuf • 84000 Avignon
Du 5 au 26 juillet 2025 (sauf les 6, 13, 20), à 20 h 35
De 10 € à 21 €
Réservations : 04 32 70 14 02 ou en ligne
Dans le cadre du Festival Off Avignon, 59e édition du 5 au 26 juillet 2025
Plus d’infos ici
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ « Déraisonnable », Denis Lachaud, par Léna Martinelli
Photos : © B. Buchmann