Il n’y a pas d’âge pour conquérir sa liberté !
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Simon Delattre ne pouvait qu’être inspiré par cette belle histoire d’émancipation et d’amitié commandée à l’auteur Mike Kenny, la rencontre entre une vieille dame évoquant Louise Bourgeois et une petite fille effrontée. Un bel hommage à la plasticienne, une ode à la transmission.
Quelle bonne idée de représenter cette vieille insupportable, par une marionnette, portée à bout de bras, en plus ! « À quoi bon vivre si l’on ne peut plus créer ? », pense Louise, bientôt centenaire, désœuvrée dans une maison de retraite. À tour de rôle, trois manipulateurs se succèdent alors pour animer cette figure hyperréaliste qui représente pourtant le comble de l’irrévérence, car à mille lieux des faux-semblants. À vue, ils adoptent d’ailleurs un ton décalé, sans doute pour créer un contraste et instaurer une distance. L’histoire n’en est pas moins touchante.
Décidément acariâtre, cette vieille n’aime pas les enfants. Or, elle va se retrouver confrontée à une enfant de huit ans, laquelle a une peur bleue… des araignées. Quand on connaît le lien ténu de la sculptrice avec celles-ci, on peut imaginer la complexité de la relation qui va se nouer entre Louise et Julie. Toutes deux vont malgré tout apprendre à se connaître, en même temps qu’apprivoiser leurs angoisses. En retraçant le fil de leurs histoires, elles vont non seulement se rapprocher, mais laisser une trace, l’une en tentant de transmettre la passion de créer, l’autre en rafraîchissant la mémoire. Cessant de ressasser leur passé, elles vont enfin pouvoir vivre l’instant présent et, sinon, tenter de se projeter. Car, ensemble, elles vont braver les interdictions auxquelles elles sont confrontées, la première parce qu’elle est trop âgée et iconoclaste, la seconde parce qu’elle est trop jeune et rebelle.
Intergénérationnel et réflexion sur la création
Simon Delattre poursuit ici sa complicité avec Mike Kenny, dont il a déjà monté Bouh !, sur l’enfance blessée (lire ici le compte-rendu du livre par Vincent Croguennec). L’Éloge des araignées explore les relations à la mère (l’une a été l’objet d’humiliations de la part de ses parents, un père autoritaire et une mère tisserande ; l’autre ne connaît pas sa maman). Vie cabossée, existence malmenée : il s’agit ici de rafistoler pour conquérir sa liberté. L’ensemble est cousu de fil d’or.
Les deux artistes ont en commun le goût des œuvres nourries par l’inconscient. Tous deux croient dans la réparation des blessures aux moyens de l’art. Alors quoi de mieux que d’imaginer une histoire de partage humain qui illustre l’importance de l’acte créatif ? Et « quand il a été question de choisir une figure d’artiste, nous nous sommes dit, avec Mike Kenny, qu’il serait indispensable de représenter une femme, tant leur place dans l’histoire de l’art est minuscule », souligne Simon Delattre.
Empathie et délicatesse
Sensible à l’intergénérationnel (la Faïencerie a d’ailleurs organisé, avec la compagnie, des actions culturelles dans un Ehpad de Creil avec des adolescents), le metteur en scène, comédien, marionnettiste et depuis peu directeur de la Nef à Pantin, avait aussi livré une remarquable Vie devant soi, d’après le roman de Romain Gary (lire notre critique ici), où il était déjà question de vulnérabilité et de perte d’autonomie : « La notion de dépendance des personnes âgées, comme celle des enfants, se relie automatiquement dans ma tête à la dramaturgie de la marionnette. La marionnette pour bouger, parler, agir à besoin de son manipulateur », explique-t-il.
Comme toujours, Simon Delattre s’empare de ce sujet avec empathie et délicatesse. Et encore une fois, le spectacle se distingue par la qualité de la dramaturgie et une ingénieuse scénographie, ici de Tiphaine Monroty. D’abord enfermés dans une toile figurée par des lattes de bois, les personnages retrouvent leur liberté sur un plancher, dans un espace ouvert. Idée lumineuse, parfaitement adaptée au récit qui file la métaphore de l’enfermement et du lien. On trouve aussi avec plaisir plusieurs références à Louise Bourgeois (1911-2010) : les araignées qui, de sculptures, deviennent marionnettes, une maison sur un corps de femme, des pelotes de laine, une orange…
Quant aux marionnettes d’Anaïs Chapuis, elles sont tellement expressives ! Ô combien vivantes et très bien manipulées par ses interprètes. On aurait juste aimé davantage d’échappées oniriques, comme cette très belle séquence dans la rivière, qui traduit si bien les mouvements intérieurs du personnage. ¶
Léna Martinelli
L’Éloge des araignées, de Mike Kenny
Traduction : Séverine Magois
Mise en scène : Simon Delattre
Avec : Maloue Fourdrinier, Sarah Vermande et Simon Moers
Dramaturgie, assistanat à la mise en scène : Yann Richard
Scénographie : Tiphaine Monroty, assistée de Morgane Bullet
Construction scénographie : Marc Vavasseur
Création marionnettes : Anaïs Chapuis
Création lumière et régie générale : Jean-Christophe Planchenault
Régie : Morgane Bullet
Durée : 1 heure
À partir de 8 ans
La Faïencerie, scène conventionnée de Creil • allée Nelson • 60100 Creil
Le 27 avril 2022, à 17 heures
Réservations : 03 44 24 95 70 ou en ligne
De 8 € à 10 €
Tournée :
- Du 31 mai au 4 juin, TNBA, à Bordeaux
- Du 19 au 21 octobre, scène nationale de l’Essonne, à Évry
- Du 7 au 10 novembre, La Criée, Théâtre National de Marseille
- Du 22 au 27 novembre, Théâtre Gérard Philipe, CDN de Saint-Denis
- Le 27 janvier 2023, Festival Avec Ou Sans Fils, à Saint-Cyr-sur-Loire
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ La Part du hasard, jouer avec l’inconnu, T.J.P. à Strasbourg, par Léna Martinelli