De l’ironie mordante à la satire grinçante
Par Jean-François Picaut
Les Trois Coups
En cette période où la question des rapports entre hommes et femmes connaît un regain d’actualité brûlant, la compagnie KF association a choisi un texte d’Elfriede Jelinek qui en présente une vision particulièrement violente et sombre.
Elfriede Jelinek est surtout connue en France comme l’auteure de La Pianiste, roman transposé au cinéma par Michael Haneke avec Isabelle Huppert. Mais l’écrivaine autrichienne, lauréate du prix Nobel de littérature en 2004 et de nombreux autres prix prestigieux dans les pays de langue allemande, a produit une œuvre de romancière et de dramaturge très abondante. Son roman, les Amantes (Die Liebhaberinnen, 1975), source de la pièce dont nous parlons, est une bonne illustration de son militantisme social et féministe, aussi admiré que vilipendé.
D’un commun accord, l’adaptatrice, Marine Bachelot Nguyen, la metteuse en scène, Gaëlle Héraut (ancienne élève de l’École du Théâtre national de Bretagne comme comédienne) et les deux actrices (Camille Kerdellant et Rozenn Fournier) ont gardé les vingt-huit épisodes ou feuilletons du roman de Jelinek en les concentrant. L’objectif est de faire entendre la langue si particulière de l’autrice, mélange de poésie, de réalisme et de trivialité. Une langue qui porte la trace évidente de sa formation musicale.
Camille Kerdellant et Rozenn Fournier se trouvent ainsi être les interprètes d’une très riche partition sonore. En effet,chacune joue l’une des deux (anti) héroïnes des Amantes, mais aussi l’amant, le père, la mère, la famille, le voisinage, le jardin, le paysage et l’environnement des personnages.
brigitte et paula (les deux prénoms ne portent pas de majuscule dans le roman d’Elfriede Jelinek, sans doute pour ne pas individualiser les personnages) sont les deux protagonistes de la pièce. brigitte, interprétée par Camille Kerdellant (le « bon exemple ») est une fille de la ville, couturière dans une fabrique de lingerie féminine. paula (Rozenn Fournier), fille de la campagne et « mauvais exemple », voudrait devenir caissière à la supérette du village.
« Les femmes se marient, ou périssent d’une autre façon »
Toutes deux veulent « s’en sortir ». Pour cela, quand on est femme, il vous faut un homme. Et pour capturer un homme, il faut se faire faire un enfant. Elfriede Jelinek dénonce de façon violente l’illusion du salut par le mariage : « Les femmes se marient, ou périssent d’une autre façon ». Les deux actrices donnent une vie saisissante à ce parcours de la combattante à l’issue incertaine.
Jelinek a une vision très sombre de la condition féminine, placée sous l’égide du rapport entre maître et esclave – le maître étant de surcroît bestial, centré sur ses seuls désirs. Pour elle, c’est la haine qui domine dans le cœur humain. Une telle noirceur pourrait s’avérer lassante si elle n’était exprimée avec un certain humour, féroce, il faut le dire, et allégée par les choix de la metteuse en scène : rythme rapide et ton dépourvu de tout pathos, clinique parfois.
Sombre mais léger
Autre facteur de légèreté, la mobilité des actrices orchestrée par le chorégraphe David Monceau. Il les fait beaucoup se déplacer avec une gestuelle légèrement décalée. Il arrive même que les interprètes dansent sur des rythmes et des pas qui empruntent au folklore autrichien.
Une utilisation judicieuse de la toile peinte par Juliette Philippe, élément central de la scénographie, permet parfois de ne voir que les jambes qui semblent « tricoter » à la manière des couturières sur leur machine. Les lumières créées par Gweltas Chauviré et pilotées par Thibault Galmiche magnifient cette toile, soit par des éclairages rasants permettant des effets de transparence, soit par des effets de couleur qui semblent créer un décor changeant, plus ample.
La création sonore de Jacques-Yves Lafontaine amplifie, voire hyperbolise, les effets de réel, de même qu’elle accentue les différences de tessiture entre les deux actrices, contribuant à cet effet de partition musicale.
Reste que la palme revient aux deux comédiennes qui tiennent la scène une heure trente durant sans le moindre fléchissement. Leur investissement, chacune dans son registre (plus intériorisé pour Rozenn Fournier, plus expressionniste pour Camille Kerdellant) fait non seulement vivre les deux protagonistes, mais aussi leur environnement, au point qu’on a du mal à s’imaginer qu’elles sont seules sur le plateau. Ce théâtre militant qui ne transige en rien avec les exigences artistiques mérite de retenir l’attention. ¶
Jean-François Picaut
Les Amantes, d’après Elfriede Jelinek
D’après les amantes, le roman éponyme de Elfriede Jelinek
Traduction Yasmin Hoffmann et Maryvonne Litaize (L’Arche est agent théâtral du texte représenté)
Adaptation et dramaturgie : Marine Bachelot Nguyen
Mise en scène : Gaëlle Héraut
Avec : Rozenn Fournier et Camille Kerdellant
Une production de la compagnie KF association
Durée : 1 h 30
Photo : Rozenn Fournier & Camille Kerdellant © Muriel Bordier
Le Théâtre du cercle • 30 bis, rue de Paris • 35000 Rennes
Dans le cadre de Festival Mythos 22e édition
Le 19 avril 2018, à 20 heures
De 6 € à 15 €
Réservations : 02 99 27 53 03