« Les Forteresses », Gurshad Shaheman, Théâtre de l’Union, Limoges

Les Forteresses-Gurshad-Shaheman. 3 © Agnès-Mellon

Belles de vie

Par Laura Plas
Les Trois Coups

Nouvelle Shéhérazade, Gurshad Shaheman tisse dans « Les Forteresses » les récits de sa mère et ses tantes pour créer le poème de leurs luttes, leurs joies et leurs chagrins. Mirage d’orient, miroir où se reflète l’Europe, le spectacle est aussi une flèche plantée en plein cœur des spectateurs.

Il était une fois à Mīāneh en d’Iran, trois sœurs, trois lionnes qui pensaient la vie à portée de leurs mains. Elles étudiaient, elles militaient contre l’oppression du Shah. Mais un jour, les méchants islamistes… Mais, non, stop ! Les Forteresses pourraient en effet être un nouveau conte des mille et unes luttes des femmes iraniennes. D’ailleurs, quand on entre dans la salle parée de tapis d’Orient, on se croirait paré pour le décollage. Ce serait alors un spectacle « tendance ». Nous irions le voir en nous félicitant de nos lumières européennes.

Sauf que justement, comme dans Les Lettres persanes de Montesquieu, il n’est pas certain que le spectacle nous transporte en Iran, enfin pas seulement… Manœuvre maline, miroir inversé. Ne nous laissons pas berner par les gâteaux et le thé à la menthe. Car Gurshad Shaheman l’affirme, rien de pire pour la création que de vouloir surfer sur la vague de l’actualité et de ses consensus.

La voix que nous entendons est personnelle. C’est l’Iran à l’oreille, mais aussi les récits de trois femmes qui pourraient être ma mère malmenée par son époux, cette fille en larmes le jour de la mort de son père, tant de femmes expulsées hors de la forteresse Europe. Bien sûr, on nous parle de la prise du pouvoir par les fondamentalistes, de la guerre avec l’Irak, des conditions des femmes. Mais, au plus proche de l’épiderme, y a-t-il finalement tant de différences entre là-bas et ici ?

© Agnès Mellon

Du conte des mille et une nuits, à peine retiendra-t-on ainsi l’image du lien entre les sœurs et puis… l’art du récit. Car si la pièce a été écrite pour la scène, le texte, dans ses entrelacs, comme dans sa poésie discrète, résiste à l’épreuve de la lecture. Car la force même de la proposition tient aussi à l’art de conteuses que maîtrisent les trois grandes comédiennes en scène : Guilda Chahverdi, Mina Kavani, Shady Nafar. Assises, simplement éclairées par des douches, elles donnent vie aux confidences avec une précision et un naturel confondants. La création sonore de Lucien Gaudion (un bijou) qui refuse l’illustration, sertit les mots en nous faisant expérimenter des sensations et émotions, autant que les effluves de nourritures. Aux lisières du plateau, les actrices sont bien les passeuses modestes et émérites d’une parole qu’elles incarnent sans la confisquer.

Pas tout sur ma mère

Dans la droite ligne de ce qu’il proposait dans Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète, Gurshad Shaheman semble soucieux de ne pas être un voleur de mots. Les femmes qui lui ont confié leurs histoires, sont là, vraiment là. On ne les a pas « lissées » en comédiennes. Ce sont des belles de vie : belles de leur force, de leurs corps modelés par le temps, les combats, les larmes qui perlent et que l’on cache parfois pour rire et relever la tête.

Au début, le spectateur s’interroge peut-être : « Mais qu’est-ce que c’est que cette imitation potache ? » ; « Et ces rires étouffés, est-ce bien professionnel ? ». Il aimerait que les comédiennes si fines soient au centre. Et puis, au bout d’un temps, il se dit que c’est mieux ainsi, que ça a, en tout cas, un sens fort. Il ne s’agit pas de faire « théââtre » dans un dispositif léché. Gurshad Shaheman est marqué par la performance et on pensera peut-être à celles de Marina Abramović : chassons les personnages du plateau, places aux personnes !

Mais avec pudeur. Cette fois, l’auteur parle d’autres vies que la sienne : les femmes de sa famille, personnages de l’arrière-plan de Pourama Pourama se retrouvent en pleins feux. Alors quand leur cœur déborde, le chant prend le relai : strass et paillettes, si le rimmel coule ! Il est porté par l’auteur lui-même qui se met, avec délicatesse, en péril, en chantant des chansons d’amour en azéri, langue proscrite en Iran. En outre, il le fait en play-back comme en écho au dispositif qui fait coexister sur le plateau les personnes et les actrices, jusqu’à un très beau final bilingue.

Gurshad Shaheman apparaît ainsi, tel le gardien de ses trois « mères ». Il est à la fois le fils choyé, servi tout le long de la pièce, mais aussi l’auxiliaire zélé qui tend les accessoires, rassure. Il est le premier destinataire des récits et offre comme un rempart entre une partie des spectateurs et les membres de sa famille. Alors, atteint par la force des récits, la qualité du jeu, la présence du réel qui toque à la porte, on pleure et on rit, on admire ces trois femmes si puissantes face à la vie. 🔴

Laura Plas


Les Forteresses, de Gurshad Shaheman

Le texte est édité chez Les Solitaires intempestifs
Compagnie La Ligne d’ombre
Texte et mise en scène : Gurshad Shaheman
Avec : Guilda Chahverdi, Mina Kavani, Shady Nafar, Gurshad Shaheman et les femmes de sa famille
Assistant à la mise en scène : Saeed Mirzaei
Dramaturgie : Youness Anzane
Création sonore : Lucien Gaudion
Scénographie : Mathieu Lorry-Dupuy
Lumière : Jérémie Palpin
Durée : 3 heures
Dès 15 ans

Théâtre de l’Union, CDN du Limousin • 20, rue des Coopérateurs • 87000 Limoges
Le 8 mars à 20 heures et les 9 et 10 mars 2023 à 19 heures
De 6 € à 22 €
Réservations : 05 55 79 90 00

Tournée ici :
• Le 16 mars, La Faïencerie, à Creil (60)
• Les 24 et 25 mars, Le Bateau feu, à Dunkerque (59)
• Le 31 mars, Théâtre de Chatillon (92)
• Le 4 avril, Théâtre d’Angoulême (16)
• Les 25 et 26 mai, La Comédie de Valence (26)
• Les 30 mai et 1er juin, Le Théâtre du Nord, à Lille (59)

À découvrir sur Les Trois Coups :
Pour que les vents se lèvent, TnBA, FAB, par Léna Martinelli
Palmarès Grand Prix Artcena, CNSAD 2022, par Stéphanie Ruffier

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