Espiègle, fantasque et indomptable
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
C’est un spectacle qui ne ressemble à aucun autre, si ce n’est à Isabelle Lafon. Sans histoire ni effets spéciaux, cette proposition est pure comme une source.
Après La Douleur et avant L’Espèce humaine, ces Imprudents prennent place, dans une promenade exploratoire à l’intérieur de l’œuvre, et surtout de la vie de Marguerite Duras. Jean Bellorini, le directeur du TNP, a voulu le spectacle comme un triptyque puisque les textes ont à voir avec une époque, celle du sortir de la guerre, celle de la militante infatigable curieuse des gens. Qu’on n’attende pas, donc, la lecture d’une œuvre, encore moins d’une pièce.
C’est évidemment une démarche déconcertante. Un pari. Ces textes, extraits des archives par Isabelle Lafon, dépeignent en creux la grande romancière. Elle se fait humble pour aller à la rencontre de mineurs, des enfants de la Dass, d’une stripteaseuse, d’anonymes en un mot. Elle les questionne des heures durant, avide de comprendre ce qui les touche, ce qui les meut. Elle leur lit des poèmes, aussi.
C’est cette face-là de l’écrivain si souvent elle-même interviewée qu’Isabelle Lafon dévoile, en compagnie de Pierre-Félix Gravière et Johanna Korthals Altes. Entre eux trois, on sent une connivence pleine de malice qui assure la cohérence de l’ensemble. Une amitié née de l’amour de la littérature et du théâtre.
Sur le plateau, une grande table recouverte de feuilles et de livres et un piano dans un coin. Un homme et une femme sont assis, tandis qu’une autre s’avance vers le public, parlant de tout et de rien, pas de Duras en tout cas, mais de sa chienne Margo (tiens donc !). Ses compagnons, entre deux incarnations, l’un de Pierre Dumayet, l’autre d’une enfant de neuf ans, particulièrement sensible, attendent avec quelque impatience qu’elle arrête sa logorrhée, cette errance de mots. Quand elle revient vers eux, quand elle revient à elle, ils évoquent donc Duras, sa vie avec les amis de la rue Saint-Benoît, Dionys Mascolo, Robert Antelme. Puis très vite Duras prend la main : c’est elle qui pose les questions et qui, surtout, écoute, parfois pendant des heures, passionnément, relançant sans relâche pour approcher la vérité au plus près.
Et surgit le théâtre, au détour d’un chemin
Cette déambulation dans les archives et les bribes de vie de Marguerite Duras est finalement incroyablement vivante. Tout d’abord parce qu’apparaît en filigrane le lien très discret, mais intime et puissant, qui lie la comédienne-metteure en scène à l’écrivain. Il surgit de la distance qu’elle prend avec le monstre Duras, par la forme qu’elle donne à ce cheminement qui fait la part belle aux digressions, aux sentiers de traverse. À l’humour aussi.
Car cette divagation ne doit finalement rien au hasard, même si elle donne l’impression d’être parsemée d’improvisations, tant les bifurcations sont nombreuses et inattendues. Pour finir, elle nous mène dans la maison de Neauphle-le-Château où attendent le fantôme de l’écrivain et aussi celui du dernier homme de sa vie, Yann Andréa. Elle est alors accompagnée par les notes au piano de Johanna Korthals Altes. Et tout d’un coup, on ne sait plus qui est Isabelle, qui est Marguerite. Au terme de cette escapade en compagnie de Margo qui surgit sur scène en jeune chien fou heureux de gambader, il reste une ode à la liberté et au culot d’une femme courageuse et généreuse que cette création parvient à sortir d’un sanctuaire trop étroit pour elle. 🔴
Trina Mounier
Les Imprudents, d’après les dits et écrits de Marguerite Duras
Compagnie Les Merveilleuses
Les Imprudents – Isabelle Lafon
Conception et mise en scène : Isabelle Lafon
Écriture et jeu : Pierre-Félix Gravière, Johanna Korthals Altes, Isabelle Lafon
Lumière : Laurent Schneegans
Théâtre National Populaire • Grand théâtre • 8, place Lazare-Goujon • 69100 Villeurbanne
Du 24 novembre au 3 décembre 2022, du mardi au samedi à 20 heures, jeudi à 19 h 30, dimanche à 15 h 30, relâche le lundi
Réservations : 04 78 03 30 00
Tournée 2023 :
• Les 23 au 24 mars, Le Théâtre, scène nationale – Saint Nazaire
• Le 31 mars, Théâtre 71 – Malakoff Scène nationale
• Les 6 au 7 avril, La Madeleine – Scène conventionnée / Troyes
• Du 11 au 15 avril, Théâtre national de Bretagne / Rennes
• Du 10 au 12 mai, la Comédie de Saint-Étienne
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Vues Lumière, d’Isabelle Lafon par Laura Plas
☛ Deux ampoules sur cinq, d’Isabelle Lafon, par Marion Le Nevet