« Deux ampoules sur cinq », d’Isabelle Lafon, librement inspiré de « Notes sur Anna Akhmatova » de Lydia Tchoukovskaïa, le Lieu unique à Nantes

Deux ampoules sur cinq © Pascal Victor

Délicate intimité

Par Marion Le Nevet
Les Trois Coups

Dans la pénombre d’un petit salon, deux femmes nous offrent à voir la relation singulière des célèbres poétesses russes. Une bulle de sagesse et de bienveillance au cœur de la dictature communiste.

Il s’agit avant tout de l’histoire d’une fan. L’histoire de l’auteur Lydia Tchoukovskaïa et de son admiration pour son aînée, Anna Akhmatova, la grande poétesse dont l’œuvre porte les stigmates du régime stalinien. L’élève traqua son idole jusqu’à devenir son amie, se taillant une place dans sa vie, celle de confidente et de gardienne de son répertoire. Lydia Tchoukovskaïa a restitué cette rencontre en publiant en 1980 ses Notes sur Anna Akhmatova, point de départ du spectacle d’Isabelle Lafon. Cette dernière choisit d’interpréter sur scène Anna Akhmatova, face à Johanna Korthals Altes, alias Lydia Tchoukovskaïa.

Le dispositif scénique paraît en premier lieu assez aride. Dans un salon à l’éclairage minimum, une table pour seul décor, Johanna Korthals Altes lit l’ouvrage de Lydia Tchoukovskaïa avec une diction à la fois empesée et trébuchante. À ses côtés, Isabelle Lafon intervient sporadiquement, à travers des remarques qui ne la sortent que brièvement de sa léthargie. Descentes de police, traques et disparus, l’ambiance est posée. Et pesante.

C’est alors avec la douce progression d’une amitié naissante que ce sombre tableau laisse petit à petit entrer la lumière. Les deux femmes se découvrent et se scrutent, avec pudeur, tâtonnements. Échanges littéraires, débats d’idées et critiques sur la faune artistique russe de l’époque côtoient la contemplation de photos de famille, les détails du quotidien et les nouvelles des proches. Le climat et la crainte constante qu’il génère ne sont pourtant jamais évacués, mais font partie de la vie de tous les jours. Si la douleur des persécutions et de l’absence des êtres aimés pèse certains jours, les lendemains et leurs joies simples offrent parfois un oubli temporaire.

On assiste à l’érosion, puis à la patine d’une amitié

Deux ampoules sur cinq nous mène également dans une longue traversée dans le temps, à l’échelle de deux vies – pas des moindres – qui s’insérèrent dans un épisode clé de la grande Histoire. C’est beau de voir la relation entre deux personnes évoluer avec le temps, au gré de leurs vies intérieures et de celle de la Russie. On assiste à l’érosion, puis à la patine d’une amitié, avec ses périodes d’absence et ses incompréhensions. Une amitié transcendée par le respect mutuel, et l’admiration de chacune pour l’œuvre de l’autre. Des femmes de lettres qui se protègent bien souvent en posant le texte, oral ou manuscrit, comme un média de leur pensée, une mise à distance, entre elles, et avec le reste du monde. C’est impressionnant d’entrer par cette lucarne dans la vie intime et la réflexion de deux femmes aux destins et au courage exceptionnels.

Les deux interprètes servent avec subtilité l’enjeu de la pièce. Lydia Tchoukovskaïa nous apparaît en jeune femme maladroite et obstinée, affrontant les épreuves avec frontalité. Le personnage d’Anna Akhmatova se montre plus sauvage, le poids de l’expérience lui conférant une gravité presque énigmatique.

Bien souvent, les mises en scènes minimalistes se révèlent être les plus puissantes. Happés par les comédiennes à quelques centimètres d’eux, les spectateurs ressentent le privilège d’assister à des instants de vérité. Sans artifices, c’est uniquement la parole et la présence, la réaction chimique entre ces deux femmes l’une à côté de l’autre qui créent la grâce. Relevé par une nappe d’humour qui nous accompagne tout au long de ce spectacle, Deux ampoules sur cinq infuse la légèreté dans cet épisode sombre de l’Union soviétique, tel un diamant noir ciselé par Isabelle Lafon, largement à la hauteur du talent de ses sujets. 

Marion Le Nevet


Deux ampoules sur cinq, d’Isabelle Lafon, librement inspiré de Notes sur Anna Akhmatova de Lydia Tchoukovskaïa

Traduction : Bronislava Steinlucht et Isabelle Lafon

Adaptation et mise en scène : Isabelle Lafon

Avec : Johanna Korthals Altes et Isabelle Lafon

Photo : © Pascal Victor

Production : Les Merveilleuses

Le Lieu unique • quai Ferdinand‑Favre • 44000 Nantes

Réservations : 04 40 12 14 34

Site du théâtre : www.lelieuunique.com

Du 7 au 11 mars 2017 à 20 h 30

Durée : 1 h 20

12 € | 22 €

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