« Les Justes », d’après Albert Camus, Théâtre du Châtelet à Paris

« Les Justes » adapté par Abd Al Malik © Julien Mignot

Camus version mélodrame

Par Maxime Grandgeorge
Les Trois Coups 
 
Pour son premier spectacle en tant que metteur en scène, Abd Al Malik transforme « les Justes » de Camus en une tragédie musicale avec slam et chants yiddish. Un mélodrame entre passé et présent où la musique a tendance à prendre le pas sur le texte.

Moins d’un mois après sa réouverture, le théâtre du Châtelet poursuit sa nouvelle saison avec une proposition audacieuse : les Justes de Camus mis en scène par le rappeur Abd Al Malik, artiste ambassadeur du Théâtre de la Ville, dans une version musicale.

Inspirée de faits réels, la pièce les Justes met en scène des terroristes russes appartenant au parti socialiste révolutionnaire qui organisent un attentat contre le grand-duc Serge, oncle du Tsar, symbole de la tyrannie. Albert Camus y livre une réflexion passionnante sur la liberté et la justice qui, 70 ans après, est toujours aussi juste. Hormis l’ajout de quelques intermèdes, Abd Al Malik n’a pas touché à l’œuvre originale.

Une tragédie musicale

Du Camus au Châtelet, théâtre musical de Paris ? Un tel choix aurait de quoi surprendre si le rappeur Abd Al Malik n’avait pas transformé les Justes en une tragédie musicale, voire en un mélodrame, tant la musique est omniprésente. À l’exception d’une seule scène, la musique, interprétée en live par des musiciens, accompagne en effet tout le spectacle. Bilal et Wallen, collaborateurs de longue date d’Abd Al Malik, ont composé des morceaux mêlant musique d’ambiance et musique urbaine avec de légères touches de musique d’Europe de l’Est.

Le spectacle s’ouvre et se termine sur un morceau de slam interprété par Frédéric Chau, célèbre pour avoir joué dans Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ?. Le personnage de Foka, prisonnier chargé d’exécuter les condamnés à mort, récite son texte à la manière d’un rappeur, agrémentant le flow du texte de mouvements de bras typiques de la culture urbaine. Le spectacle est également ponctué par l’apparition d’un personnage fantôme, l’Âme russe, dont les interventions chantées en yiddish interrompent à plusieurs reprises le fil de l’action.

« Les Justes » adapté par Abd Al Malik © Julien Mignot
« Les Justes » adapté par Abd Al Malik © Julien Mignot

Un hymne à la diversité

Ce n’est pas par hasard qu’Abd Al Malik a choisi d’adapter Les Justes de Camus, pièce qui analyse le délitement d’une utopie. Le metteur en scène a tenu à souligner la modernité des problématiques soulevées par Camus en ajoutant sur scène un chœur − véritable hymne à la diversité.

Pour incarner cette parole moderne, Abd Al Malik a fait appel à une dizaine de comédiens amateurs venant d’horizons différents. Écrit lors d’ateliers collectifs à partir des expériences et des points de vue de chacun, le texte du chœur est constitué de réflexions sur les formes modernes de la tyrannie – le patriarcat, les multinationales, le lobbying, etc. –, faisant ainsi le lien entre la pièce de Camus et l’époque contemporaine.

À rebours de la parole moderne du chœur, la mise en scène d’Abd Al Malik est en grande partie tournée vers le passé. Le metteur en scène a décidé de conserver le contexte initial de la pièce, soit la Russie du début du XXe siècle. Les personnages évoluent dans un décor d’immeuble bourgeois, vêtus de costumes d’époque élégants – ce n’est pas tout à fait l’idée que l’on se fait de terroristes révolutionnaires ! Des images d’archives projetées sur la façade viennent compléter le dispositif scénographique.

« Les Justes » adapté par Abd Al Malik © Julien Mignot
« Les Justes » adapté par Abd Al Malik © Julien Mignot

Des interprètes écrasés par le dispositif

Pour son premier spectacle, Abd Al Malik s’est entouré d’une troupe d’acteurs issus du monde du cinéma et du théâtre, parmi lesquels Clotilde Courau (qui a tourné notamment pour Jacques Doillon et Bertrand Tavernier), Frédéric Chau et Sabrina Ouazani (révélée par Abdellatif Kechiche dans La Graine et le Mulet). Malheureusement, les comédiens sont écrasés par la musique. Armés de micro, ils tentent de lutter pour être entendus et déclament le texte à l’ancienne, en essayant maladroitement d’adresser quelques répliques au public. Résultat : le jeu des acteurs sonne souvent faux et l’émotion a du mal à passer la rampe. Même Clotilde Courau, trop en force, ne parvient pas à convaincre dans le rôle de la Grande Duchesse. Frédéric Chau s’en tire mieux que la plupart de ses camarades, justement parce que ses interventions – en partie slammées – s’accommodent mieux du flow de la musique. Certaines prestations confinent carrément au ridicule, comme celle de Montassar Alayac, qui interprète un Skouratov caricatural au possible et agaçant.

Les interventions du chœur souffrent, elles aussi, d’une direction d’acteurs imprécise. Ses membres, plus naturels que les personnages principaux, parviennent à insuffler un peu d’authenticité au spectacle, mais l’ensemble reste trop scolaire. Alignés comme à l’armée, ils sortent du rang pour prendre la parole avant d’y retourner sagement, comme un élève qui a fini de réciter sa leçon.

Cette nouvelle création, coproduite par le Théâtre de la Ville avec le soutien artistique d’Emmanuel Demarcy-Mota, a le mérite de mettre en perspective le texte de Camus avec notre temps, tout en proposant de faire reconnaître les cultures urbaines au sein des grandes institutions. Malgré quelques idées originales et une belle scénographie, le résultat n’est malheureusement pas à la hauteur des espérances nourries par le projet et dessert le texte de Camus par son manque de justesse

Maxime Grandgeorge


les Justes, d’après Albert Camus

Mise en scène et adaptation : Abd Al Malik

Composition musicale : Bilal et Wallen

Avec : Sabrina Ouazani, Clotilde Courau, Marc Zinga, Lyes Salem, Youssef Hajdi, Karidja Touré, Montassar Alaya, Matteo Falkone, Frédéric Chau, Camille Jouannest

Production : Théâtre du Châtelet et Théâtre de la Ville

Photo : © Julien Mignot

Théâtre du Châtelet • 2 rue Édouard Colonne • 75001 Paris

Du 5 au 19 octobre 2019

Durée : environ 2 h 20 sans entracte

De 9 € à 79 €

Ligne d’assistance réservations : 01 40 28 28 40


À découvrir sur Les Trois Coups :

les Justes d’Albert Camus mis en scène par Stanislas Nordey, par Fabrice Chêne

Caligula d’Albert Camus mis en scène par Stéphane Olivier-Bisson, par Émilie Boughanem

l’État de siège d’après Albert Camus, mis en scène par Charlotte Rondelez, par Emmanuel Cognat

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories