Plongée vivifiante en eaux sombres
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Jongleuse, danseuse, performeuse, Phia Ménard est une artiste aux multiples talents. Depuis plus de vingt ans, elle signe des créations spectaculaires, toujours en prise avec la matière. Pour « les Os noirs », elle chorégraphie Chloée Sanchez, marionnettiste-ventriloque, au cœur d’un entre-deux mondes. Entre la vie et la mort.
Mais sur quelle planète sommes-nous ? Ou plutôt dans quel espace mental ? En proie avec ses propres tourments, une jeune femme semble davantage se débattre contre ses démons que contre des éléments extérieurs : eaux troubles, forêt d’outre-tombe, purgatoire … Elle sonde ses bas-fonds intimes, peuplés de créatures diverses. Comme dans un conte, elle surmonte une série d’épreuves. Engloutie, défénestrée, broyée, cramée, elle ne cesse de se relever, renaître, se libérer de ses carcans pour survivre.
C’est en 2008, que Phia Ménard dévoile sa nouvelle identité et sa volonté de changer de sexe. Bien sûr, ce n’est pas anodin et cela aide à comprendre ses projets, d’autant que son parcours artistique assume, dès lors, une nouvelle direction : P.P.P., pièce du coming-out, est la première des « Pièces de glace », dans le cadre de I.C.E. (Injonglabilité Complémentaire des Eléments), un cycle qui a pour objet l’étude des imaginaires de la transformation et de l’érosion, au travers de matériaux naturels. Parmi les nombreuses créations qui suivent, Belle d’Hier est la première des « Pièces de l’eau et de la vapeur ». Voilà autant de traductions métaphoriques de son expérience transgenre.
Souffles
Les Os noirs est, quant à elle, une nouvelle « Pièce sur le vent ». Cette nouvelle création aborde la question du suicide. C’est à la préparation de l’acte que Phia Ménard dit s’intéresser, et non à la cause. Pourtant, les problèmes identitaires et liés aux corps, ainsi que la violence des conventions sociales, sont clairement pointés ici. Habillé de force en jeune fille de bonne famille, le personnage n’entame-t-il pas une valse macabre, une traversée express des âges de la vie, comme un pantin pris au piège des hommes ?
Des passages à l’acte, il y en aura trois. Autant de vaines tentatives ! Archéologue de la mémoire, la jeune femme finit par exhumer un squelette des ruines fumantes. Sacrifié, ce corps a dû être calciné pour libérer la pureté de l’âme. De rituels en métamorphoses, sa quête initiatique s’achève dans un corps à corps saisissant, car de ces os noirs (son double) jaillit une obscure clarté. Et nous voilà, comme elle, emportés par un souffle, non plus glacial mais vital.
Poème du clair-obscur
Comment traiter de ce sujet grave qu’est la tentation de la mort sans plomber le spectateur ? « Ne cherchez pas à vous raccrocher à une narration du réel, mais aux fantasmes autant qu’aux cauchemars, dont je vous sais comme tout humain épris », précise Phia Ménard. Elle a alors choisi de faire évoluer son personnage de la lumière à l’obscurité, dans un va-et-vient fécond. Au cœur de cet entre-deux monde, la femme est littéralement engloutie dans les tréfonds, happée par les ténèbres jusqu’à ce qu’elle émerge du magma. Des eaux aux os noirs.
Dans une palette sombre (noir, gris, anthracite), la série d’images qui se succèdent ouvre des perspectives infinies dans l’imaginaire, à la manière d’un tableau de Soulages. D’ailleurs, le spectacle relève plutôt de la performance plastique. La chorégraphie est sommaire, le texte limité à des borborygmes et l’interprétation réduite à son strict minimum. On ne risque pas de se laisser submerger par les émotions…
Machinerie trop pesante
Point de chair ici ! Pas de lyrisme, non plus. Phia Ménard nous a habitués à plus de fulgurances poétiques. Ici, une sorte de spleen nous met dans un état intermédiaire, sans doute pour mieux nous faire sentir cet état de conscience. La créativité ne s’essouffle pas, mais le rythme pose problème, avec des séquences qui s’éternisent.
En revanche, il y a vraiment de quoi devenir allergique à la matière plastique qui envahit nos scènes depuis quelques années ! Ce qui faisait la force de Vortex, sublime parabole du désastre écologique, trouve ici ses limites. En effet, ces bâches, épaisses et immenses, font un ramdam du diable. Enveloppe sonore, elles dévorent corps et âme, certes, mais ne sont pas toujours adaptées aux propositions scéniques, car elles manquent tantôt de fluidité, tantôt de tenue, rendant ainsi certains déplacements fastidieux.
Plus gênant encore, le bruit des ventilateurs. Les machinistes ne doivent pas bouder leur plaisir à gonfler cette forêt de phallus. Mais si son inquiétante étrangeté est du plus bel effet, la composition sonore d’Ivan Roussel ne parvient pas toujours à couvrir les vrombissements.
« Non nova, sed nove » (Nous n’inventons rien, nous le voyons différemment) est un précepte fondateur de la compagnie Non Nova. Mais ce regard sur l’appréhension de la jonglerie, son traitement scénique et dramaturgique, est décidément singulier. Quand Phia Ménard ne manipule pas de la glace ou n’attrape pas le vent, elle sait capter nos démons intérieurs pour les exorciser. Ici, encore, malgré le piège du formalisme, la magie continue malgré tout d’opérer. ¶
Léna Martinelli
Les Os noirs, de Phia Menard
Idée originale, dramaturgie, mise en scène et scénographie : Phia Ménard
Assistant à l’écriture et dramaturgie : Jean-Luc Beaujault
Avec : Chloée Sanchez
Composition sonore et régie son : Ivan Roussel
Création lumière et régie lumière : Olivier Tessier
Création costumes : Fabrice Ilia Leroy
Création machinerie et régie générale plateau : Pierre Blanchet assisté de Mateo Provost
Construction décor et accessoires : Philippe Ragot
Photo : © Jean-Luc Beaujault
Le Monfort • espace chapiteau • 106, rue Brancion • 75015 Paris
Site du théâtre ici
Du 29 mars au 14 avril 2018, à 20 h 30
Réservations : 01 56 08 33 88
Durée : 1 h 15
De 8 € à 25 €