« Les Parents terribles », de Jean Cocteau, Théâtre Hébertot, Paris

Les-Parents-terribles-Jean-Cocteau © Dominique-Houcmant-Goldo

Elle court, elle court, la maladie d’amour…

Par Florence Douroux
Les Trois Coups

L’ordre et le désordre, l’équilibre et la chute, s’affrontent aussi joyeusement que brutalement au sein de cette famille gangrénée par le mal d’amour. Christophe Perton adapte et met en scène « Les Parents Terribles », de Cocteau, avec une distribution de haut vol : Muriel Mayette-Holtz, Maria de Medeiros et Charles Berling enflamment les planches du Théâtre Hébertot.

Tous les amours ne peuvent coexister. La preuve. Les Parents terribles, de Cocteau, est l’évocation d’une famille bourgeoise bousculée par le tourment amoureux, dans le huis clos étouffant de son appartement parisien. Dans la maisonnée, dite « la roulotte », ils sont quatre. La mère, Yvonne, 45 ans, shootée à l’insuline, voue à son fils Michel un amour exclusif et passionnel. Elle est mariée à Georges, autrefois fiancé à sa sœur Léo, de deux ans son aînée. Léo gère la roulotte qui va cahin-caha, jusqu’au drame : Michel, 22 ans, découche pour la première fois. C’est un cataclysme. D’autant que Madeleine, l’élue du fils de la maison, est la jeune maîtresse de Georges.

Larvé ou tempétueux, l’amour court donc d’un cœur à l’autre. Celui de Michel pour Madeleine ne pourra fleurir que sur quelques décombres. Une pièce aux allures de boulevard, porteuse des noirceurs des tragédies antiques.

Toute la fougue poétique de Cocteau

Crée le 14 novembre 1938, interdite plusieurs fois pour évocation d’inceste et atteinte à l’ordre moral, la pièce coule enfin des jours plus heureux après 1945, notamment avec Jean Marais, qui a réclamé à son poète « Un rôle moderne, vivant, excessif », dans lequel il pourrait « rire et pleurer sans être beau ».

Les-Parents-terribles-Jean-Cocteau © Dominique-Houcmant-Goldo
© Dominique Houcmant-Goldot

Si les adaptations sont nombreuses, celle de Christophe Perton a l’immense mérite de reposer sur la version intégrale du texte, récupérée quasi-miraculeusement dans une salle de vente. Le metteur en scène explique qu’il travaillait déjà sur le spectacle, lorsqu’il a retrouvé le manuscrit, « 236 feuillets, in-quarto, à l’encre et au crayon papier, des notes, des titres, des dessins, des plans pour le décor ». Il évoque une « écriture rapide, parfois fébrile », « poussant très loin certaines répliques ». L’adaptation est donc riche de la fougue poétique de l’auteur, dont l’insolence et la pertinence sont ici servis sur un plateau d’argent.

La pièce s’ouvre sur la chambre d’Yvonne, dans laquelle trône le lit, immense, démesuré : le siège de la haute autorité, lieu de toutes les simagrées de maman, de ses malaises à répétition, de ses palabres avec Michel, brebis qu’elle juge égarée par l’amour de Madeleine, « une vieille dame » (25 ans !), « une ordure ». Autour du lit, des vêtements éparpillés, inlassablement rangés par la sœur, qui tente de dompter le chaos sauvage de la famille. Derrière la chambre, des portes coulissantes s’ouvrent largement sur une salle de bain.

Des comédiens au sommet

Dans cet espace clos ceint de hauts murs lambrissés, les comédiens œuvrent avec tellement d’aisance et de drôlerie qu’on les dirait dans l’ivresse d’une liberté totale.

© Dominique Houcmant-Goldo

Yvonne, c’est Muriel Mayette-Holtz, appelée Sophie par ce fils qui l’obsède. Il faut voir la comédienne en reine-mère trimballer sa passion du lit à la salle de bain, et de la salle de bain au lit, s’épancher, se répandre, débordée par cet amour privé de raison qui la tue bien plus que le diabète ; la voir traverser le plateau en claquant ses mules, le peignoir mal ajusté, la démarche chaotique, agitant frénétiquement sa crinière rousse. Il faut entendre ses changements de ton, ses plaintes rauques, à la fois viscérales et extravagantes : Muriel Mayette-Holtz est formidable dans ce rôle de mère blessée aux abois, touchée-coulée par l’existence de Madeleine.

En face, Charles Berling, entre nonchalance et nervosité à fleur de peau, joue le mari dépassé, dans la tourmente d’un destin contrarié, qu’une confuse bonne conscience lui fera accepter. Son ton un peu monocorde, hâché de ruptures imprévisibles, contribue à donner à la pièce un aspect décalé réjouissant.

© Dominique Houcmant-Goldot

Et puis il y a Maria de Medeiros. Gracieuse, gracile, petite femme enfant, souriante et charmeuse comme une fillette à la volonté de fer. Droite comme un I, élégante à l’extrême, la voix juvénile reconnaissable entre toutes, elle excelle dans ce rôle ambigu. Gardienne de l’ordre de l’univers, c’est-à-dire de la roulotte, et surtout grande manipulatrice : c’est elle, bien sûr, qui tire les fils. Elle a le geste économe, en parfait contre-point des épanchements de sa sœur qui se désaxe, tandis qu’elle-même adapte ses stratégies. Maria de Medeiros, la finesse même, faussement ingénue, donne infiniment de classe à cette femme aux objectifs troublés d’arrière-pensées.

Quel trio ! Le deuxième acte les voit apparaître en rang serré, petit clan au complet, dans l’appartement de Madeleine. La reine-mère au milieu, grosses lunettes noires, semble au bord de l’apoplexie, serrée à Papa qui ne fait pas le fier. Sanglée dans son imperméable, Léo s’apprête à vivre le grand moment de la rencontre entre la roulotte et l’intruse, non sans une certaine jubilation. Cette arrivée en rang d’oignon chez l’amoureuse du père et du fils, est une pépite. Cocteau va loin, eux-aussi.

Si Émile Berling et Lola Creton ne déméritent pas dans le rôle des jeunes tourtereaux, il faut bien reconnaître que ces trois-là, les parents terribles, mettent le feu aux planches. Voici deux heures de franche délectation. « Je ne sais pas si c’est un drame ou un vaudeville, de toutes façons, c’est un chef-d’œuvre », jubile Léo. C’est dire… 🔴

Florence Douroux


Les Parents terribles, de Jean Cocteau

Cie Scènes & Cités
Le texte est édité en collection Folio aux éditions Gallimard et en Folio Théâtre aux éditions Gallimard
Adaptation, décor et mise en scène : Christophe Perton
Avec : Muriel Mayette-Holtz, Charles Berling, Maria de Medeiros, Émile Berling, Lola Créton
Collaboration artistique : Camille Melvil
Musiques : Emmanuel Jessua
Lumières : Éric Soyer
Costume : Agnès Falque
Régie générale : Pablo Simonet
Durée : 1 h 55

Théâtre Hébertot • 78, bis bd des Batignolles • 75017 Paris
Du 22 février au 30 avril 2023, du mercredi au samedi à 20 h 30, samedi à 15 heures, dimanche à 15 h 30
De 15 € à 53 €
Réservations : 01 43 87 23 33 ou en ligne

À découvrir sur Les Trois Coups :
Christian Schiaretti donne de la voix, de Jean Cocteau, par Trinia Mounier
Vu Du Pont, avec Charles Berling, par Léna Martinelli

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