« Les Vagues », Virginia Woolf, Élise Vigneron, Le Figuier blanc, Festival théâtral du Val d’Oise, PIVO, Argenteuil

les-vagues-elise-vigneron © Damien-Bourletsis

Chœur de glace

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Intéressante plongée dans une relecture de Virginia Woolf, « les Vagues » clôture en beauté Le Festival théâtral du Val d’Oise, avec de fascinantes marionnettes de glace, marque de fabrique d’Élise Vigneron, à la démarche si singulière. Un poème visuel unique en son genre.

Dans son roman éponyme, l’autrice esquisse les cheminements individuels de personnages pris à chaque étape de leur existence, en parallèle de la description d’un paysage marin soumis aux variations atmosphériques. Au-delà de l’intime, Virginia Woolf évoque le chaos, tout « un monde de beauté transformé en ruines ». Élise Vigneron, fondatrice du Théâtre de l’Entrouvert en 2009, s’en est inspirée pour livrer sa libre adaptation d’une métamorphose individuelle qui se joue à l’échelle collective, voire cosmique, sinon métaphysique.

Défis techniques

Dans sa démarche, à la croisée des arts plastiques, du théâtre et du mouvement, celle-ci développe de fructueuses relations avec des matériaux vivants, éphémères. La glace y occupe une place centrale. Se mesurer à une matière imprévisible : les défis sont de taille ! Thermomètre et chronomètre en main, l’équipe a de quoi faire : préparation des blocs, assemblage, mise en moule, réfrigération… Soit dix heures de préparation pour chaque représentation.

Inévitablement, on pense à Phia Ménard, et plus particulièrement son cycle I.C.E, formidable traduction de ses questionnements identitaires, écologiques et sociétales incitant les publics à engager des processus de transformations. Son spectacle P.P.P. a fait date.  

Élise Vigneron, quant à elle, place les publics dans un état de contemplation. Un théâtre à ressentir, plutôt qu’à vivre. Une fragilité à méditer. Elle recourt à des techniques plus classiques, ou plutôt moins liées à la performance : les marionnettes sont réalistes, articulées et manipulées avec des systèmes de contrepoids. Ses recherches plastiques et dramaturgiques sont autres.

Les vicissitudes du temps

Ici, les personnages sont donc en glace et de taille humaine chahutés dans le flux des vagues, métaphores du temps qui passe et de son cycle éternel. Leurs soliloques relatent des moments importants de leur vie, dont la mort de Perceval (inspiré du frère de Virginia, trop tôt disparu). Les destins se croisent. Tels des fantômes, leur voix s’entremêlent. Ils naviguent en eaux troubles. Comme par miracle, en ressortent l’éclat sensuel de Jinny, l’évanescence tragique de Rhoda, la plénitude maternelle de Susan, la rationalité de Louis, le détachement de Bernard.

Sur scène, Élise Vigneron convie cinq interprètes et leur double. Les marionnettistes donnent vie à ces objets tout droits sortis d’un congélateur en les manipulant avec de longs fils reliés aux cintres. De l’individu à la vague, ils explorent les facettes des différentes personnalités, et par là même de la condition humaine, en nous parlant des joies et des difficultés de l’existence. Chaque étape se traduit par un changement d’état de la matière : solide, liquide, vapeur. De raides et givrés, les pantins gagnent en agilité à mesure que le temps s’écoule. Certains partent à l’assaut des vagues, d’autres voguent entre les flots et d’autres encore se noient.

D’éblouissants paysages aquatiques

De l’aube au crépuscule, Élise Vigneron compose un tableau de glace et de chair, saisissant de beauté. Les masses compactes fendent la brume, on craint les tempêtes à venir, on imagine l’écume. Quelle traversée !

Sous l’effet des éclairages, les formes translucides changent avec le vieillissement, les contours des silhouettes fondent, les traits perdent en netteté, les membres se disloquent laissant apparaître des corps consumés, de frêles squelettes. D’abord ballotées, les marionnettes chutent avec plus ou moins de fracas, selon les épreuves des personnages. Pas d’actions, ni d’interactions. Toutefois, les fissures préviennent les désastres. Des rêves brisés se dissolvent dans un océan de larmes. Et la faucheuse fait son œuvre. La fuite inexorable du temps est tangible.

Du réalisme à l’abstrait

Dans un bac peu profond, les interprètes évoluent à sec, puis les pieds dans l’eau. La danseuse Azusa Takeuchi, dont le double embrasse le monde, se joue des ondes, impulsant une énergie qui redonne du tonus à cet ensemble jusque-là monotone. Les solitudes se déploient alors dans un même mouvement : les voix deviennent chorales et les corps s’unissent dans la danse.

Métaphore de l’inconnu, la scénographie est le lieu du mystère où l’on erre à la recherche de soi-même, l’espace de l’accomplissement, mais aussi celui de la déliquescence. Reflets et ombres projetées évoquent les identités incertaines, multiples, les différents états d’âme.

En écho à cette sourde mélancolie, le bruit du vent, du ressac et des mouettes, captés sur une île norvégienne, nous transportent sur d’autres rivages. Dans les limbes ? Comme ces marionnettes qui s’élèvent, tantôt pour prendre de la hauteur, tantôt pour se détacher des contingences, nous flottons, toutes amarres larguées, dans un espace-temps indéterminé.

Comme en apnée, l’ensemble est ramassé, sans fioriture, ni lyrisme. Élise Vigneron laisse peu de place à l’expression des émotions et pas du tout à l’incarnation. Sans doute un parti pris lié à la crainte de charger un texte, déjà riche en images. Si les interprètes sortent de l’ombre, dans un subtil dialogue avec l’inanimé – y compris dans de délicats corps à corps –, la mise à distance reste de mise, au risque de dérouter ceux à qui les seuls aspects formels ne suffisent pas, qui ont besoin de se raccrocher à une histoire.

Il manque un souffle mystique, un supplément d’âme qui vous renverse, mais des espaces s’ouvrent pour accueillir ces flux de conscience. Face au dégel – et l’invisible – on ne reste pas de glace ! Cette évocation de la disparition laissera des traces. De façon sensible, elle nous rappelle l’importance de vivre l’instant présent, si dérisoire mais précieux, et de rester attentifs à la porosité entre les mondes. 🔴

Léna Martinelli


Les Vagues, d’après Virginia Woolf

Adapté du roman de Virginia Woolf, traduit par Cécile Wajsbrot, est édité au Bruit du temps chez Broché
Théâtre de l’Entrouvert
Mise en scène et scénographie : Élise Vigneron
Avec : Chloée Sanchez, Zoé Lizot, Loïc Carcassès, Thomas Cordeiro, Azusa Takeuchi, en alternance avec Yumi Osanai 
Manipulateur scénique : Vincent Debuire 
Dramaturgie : Marion Stoufflet 
Durée : 55 minutes
Tout public à partir de 14 ans

Le Figuier Blanc • 16-18, rue Grégoire Collas • 95100 Argenteuil

Dans le cadre du Festival théâtral du Val d’Oise, du 9 novembre au 19 décembre 2023, organisé par PIVO, pôle itinérant en Val d’Oise, scène conventionnée art en territoire
Mardi 12 décembre 2023 à 20h30

Tournée ici :
• Les 1er et 2 février 2024, La Comète, à Chalon-en-Champagne (53)
• Le 8 février, Théâtre de Laval (53) 
• Le 12 février, Scène nationale 61, à Mortagne au Perche (61)
• Le 15 février, L’Hectare, en coréalisation la Halle aux Grains de Blois, à Vendôme (41) 
• Le 22 février, La Faïencerie, à Creil (60) 
• Du 16 au 26 mai, Théâtre de la Tempête, à Paris (75012) 

Photos : © Damien Bourletsis

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