Les Zébrures d’automne 2023, Limoges

Murer-la peur-Mia-Couto © Jean-Mohr

Révolutionner le regard

Par Laura Plas
Les Trois Coups

Comme on parle de révolution copernicienne, on évoquerait sans doute une révolution sensible aux Zébrures d’automne. Bousculant nos habitudes, elles nous font danser sur des sons inédits, tendre l’oreille à d’autres langues. Un festival déconcertant mais généreux et engagé, comme son directeur.

Une exposition, des rencontres, des remises de prix, des spectacles. Une nouvelle fois, et en dépit de temps budgétairement difficiles, l’édition des Zébrures d’automne aura été dense. On aura couru de spectacles en évènements, beaucoup parlé et même débattu et en de nombreuses langues (pas seulement francophones) : « C’est pas du théâtre ! » « Mais si ! » « Et puis c’est quoi le théâtre ? ». « J’ai détesté », « J’ai adoré », « Après ce spectacle, je vois les choses différemment ». Il faut dire que dans cette édition liée aux Francophonies du Nord, le Sud se sera fait une vraie place et que les esthétiques, les projets se seront entrechoqués.

« Murer la peur », de Mia Couto © Jean Mohr

On n’a pas parcouru tout l’hémisphère Nord et on a loupé, par exemple, la création d’Hassane Kassi Kouyaté : Zoé. Cependant, on est tombé sur des textes assez passionnants tels que Léa et la théorie des systèmes complexes de Ian de Toffoli, dont une lecture nous avait mis l’eau à la bouche lors des Zébrures de printemps.

L’auteur luxembourgeois entrelace ici deux fils avec talent. D’une part, il nous fait traverser un siècle de construction capitaliste aux côtés d’une famille d’industriels (un peu à la manière de Chapitres de la chute – la saga des Lehman Brothers de Stephano Massini) ; d’autre part, il évoque le parcours d’une toute jeune activiste écologiste de notre temps : Léa. Le propos est documenté mais délicieusement nourri de fiction, de drôlerie et d’émotion. Si les avis sur sa mise en scène ont pu diverger, la qualité du texte s’impose. Et ce n’est pas un des moindres mérites des Francophonies que de soutenir de telles écritures ou de faire entendre des textes aussi puissants que Ce que j’appelle oubli de Laurent Mauvignier.

Tu me fais tourner la tête, mon manège à moi est d’Afrique

Côté hémisphère Sud, l’Afrique était à l’honneur, de même que les questions afropéennes. Est-ce un hasard, alors, si on a pu voir des convergences entre Isis – Antigone ou la tragédie des corps dispersés de Kossi Efoui, Murer la peur, ou Blind Spot ? Les trois textes ont mal au monde. Ils clament la nécessité des luttes et de la générosité par-delà les frontières. Certes, ils apparaîtront comme ingénus à certains, ils nécessiteront sans doute que les curieux débroussaillent plus les problèmes défrichés, mais ils sont rythmés, généreux.

Blindspot-Hassiba-Halabi-©-Christophe-Péan
« Blindspot », d’Hassiba Halabi © Christophe Péan

Par ailleurs, tous sont portés par des acteurs engagés, souvent aussi musiciens et aussi danseurs. Ils vivent le théâtre, non comme un loisir de connaisseurs blasés, mais comme un cri, un moyen de lutte. Ils sont engagés dans tous les sens du terme. Les actrices de Blind Spot sont particulièrement fines et justes. Dans les moments où la pièce cesse de nous instruire pour entrer dans la confidence, on vit ainsi des moments délicats, gracieux et forts. On songe aux propos percutants d’Ouvrir la voix d’Amandine Gay. On aimerait que ces moments prennent plus de place parce que leur douceur est l’arme la plus efficace pour parler du racisme contre les Noirs et des droits dont seuls les Blancs bénéficient. Les choses sont dites, on les entend en dépit de leur dureté, mais il reste l’espoir d’un vivre ensemble, commun aux propositions.

Changer nos regards, y compris de spectateurs

Forts dans leurs engagements, les trois spectacles ont encore l’énergie de l’espoir. Qu’ils adoptent une forme didactique ou plus composite, voire mythique, comme dans Isis  – Antigone ou la tragédie des corps dispersés, ils ont des choses à nous dire. Pourtant, on y danse aux rythmes des combats, menés le plus souvent par des femmes (avenir d’une humanité moins destructrice ?) On bouge sur des rythmes venus d’Afrique. Les musiciens sont d’ailleurs doués, notamment ceux du concert de clôture.

« Isis Antigone ou la tragédie des corps dispersés », de Kossi Efoui © Christophe Pean

Les percussions nous entraînent et vivifient les luttes. La kora nous mène ailleurs. On a discuté avec des jeunes gens qui réfutaient qu’elle exprimât une couleur locale déplacée. Pourquoi ne serait-elle pas présente comme les costumes traditionnels des pays qui sont évoqués ? ont-ils avancé. Et si on adoptait leur point de vue (qui rejoignait celui de nombreux spectateurs adultes ?) Aurais-je oublié que les spectacles sont fruits des terres qui les portent, que créer Murer la peur dans un Sénégal en luttes a d’autres enjeux que de se complaire à mes habitus ?

Sur ces spectacles veillaient de jeunes fantômes comme Thomas Sankara, Patrice Lumumba aux corps dispersés, ils n’auraient peut-être pas rejeté la force de combat du théâtre, de la musique, de la danse. Dans ces spectacles, des artistes jeunes et moins jeunes nous ont donné leur joie, leur colère, leur envie de lendemains qui dansent et qui changent. C’est admirable et courageux. 🔴

Laura Plas


Léa et la théorie des systèmes complexes, de Ian de Toffoli

Mise en scène : Renelde Pierlot
Assistant à la mise en scène : Mikaël Gravier, Jonathan Christoph
Avec : Léna Dalem Ikeda, Jil Devresse, Nancy Nkusi, Luc Schiltz, Pitt Simon, Chris Thys
Scénographie : Philippine Ordinaire
Costume : Caroline Koener
Création lumière : Nathalie Perrier
Création son : Fred Hormain
Illustratrice : Lena Irmgard Merhej
Durée : 3 heures
Dès 15 ans
CCM Jean Gagnant • 7, avenue Jean Gagnant • 87000 Limoges
Les 21 et 22 septembre

Murer la peur, de Mia Couto

Conception, co-écriture et mise en scène : Patrick Mohr
Avec : Amy Badji, Amanda Cepero, Mame Diarra, Maimouna Doumbia, Lou Golaz Gnagna N’Diaye, Cathy Sarr, Aissatou Syla,
Musicien·ne·s, comédien·ne·s, compositeur·rice·s : Dramane Dembelé, Papis Diabaté, Adama Diop, Fallou Diop, Khalifa Mbaye, Robinson de Montmollin
Assistante à la mise en scène : Alassane Gueye
Lumières et scénographie : Francesco Delleba
Costumes : Marion Schmid
Chorégraphie : Diwele lubi et Aissatou Syla
Durée : 1 h 30
Tout public
Grand Théâtre • Place Stalingrad • 87000 Limoges
Les 23 et 24 septembre 2023
Tournée :
• Du 4 au 22 octobre, La Parfumerie, à Genève (Suisse)
• Le 24 octobre, Théâtre du passage, à Neuchâtel (Suisse)

Blind Spot, de Hassiba Halabi

Dramaturgie : Sara Vanderieck
Co-mise en scène : Carole Karemera et Lee Fou Messica
Performance : Hassiba Halabi, Cécilia Kankonda, Carole Karemera
Composition musicale : Hassiba Halabi et Cécilia Kankonda
Durée : 1 h 30
Dès 15 ans
Espace Noriac • 7, avenue Jules Noriac • 87000 Limoges
Les 27 et 28 septembre 2023

Dans le cadre des Zébrures d’automne, du 20 au 30 septembre 2023
De 8 € à 18 €
Réservations : 05 55 10 90 10 ou en ligne
Plus d’infos ici

À découvrir sur Les Trois Coups :
Les Zébrures de printemps (des écritures), 3e édition, par Laura Plas

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