Focus sur quelques pièces politiques dans le Off d’Avignon

« Europe Connexion » avec Nicolas Violin © R. Samperiz

Splendeurs et misères d’un théâtre politique 

Par Laura Plas
Les Trois Coups

Si le monde était à l’image du festival Off, on y parlerait non de foot, mais plutôt de démocratie ou de capitalisme : de l’agitprop au théâtre documentaire, les propositions pullulent, en effet, avec plus ou moins de bonheur. Voici huit heures dans la vie d’une spectatrice de théâtre politique.

Gare d’Avignon, à l’aube : pas de gugusse peinturluré en bleu-blanc-rouge. À la terrasse d’un café, les gens discutent… de théâtre ! Pour un peu, on oserait avouer qu’on se fout du foot et qu’on se demande pourquoi six millions de Français sont incapables d’hurler… leur désaccord face à la liquidation du programme du C.N.R, ou à une politique migratoire inhumaine.

Des artistes tractent : un spectacle sur l’Algérie des années de plomb, un autre sur la notion de démocratie. Des comédiens répètent leur spectacle inspiré de travaux sociologiques. En Grèce, le théâtre était une activité citoyenne, ça ne semble pas s’être perdu. Reste que tout spectacle engagé n’est pas forcément un bon spectacle et que les questions d’écriture ou de mise en scène, loin d’être secondaires, font souvent la différence.

À première vue, la forme qu’adopte justement la compagnie Vaguement Compétitif pour mettre en scène la Violence des riches paraît bien frontale : tout juste le genre de spectacle où l’on amènerait un copain qui ne veut pas entendre parler de politique. Les comédiens nous assènent des évidences sur l’évasion fiscale ou la ghettoïsation des ultra-riches, par exemple.

On a alors l’impression que les applaudissements viennent plutôt du soulagement qu’éprouvent les spectateurs à partager leur indignation, plutôt que de leur adhésion à la proposition artistique. Mais que pourraient-ils plébisciter ? Le jeu d’acteurs ? Les comédiens affirment ne pas jouer. La scénographie ? C’est un bric-à-brac de matériaux de récupération. On en viendrait à ricaner : « Je peux en faire autant ».

Et c’est là où la proposition prend son sens, car il s’agit précisément, pour la compagnie, d’éviter de mettre l’artiste en surplomb de la salle. À contre-courant de ce que la morosité ambiante enseigne, le spectateur perçoit qu’il a lui aussi les moyens de comprendre et de réagir. La forme pauvre doit alors être rapprochée du kit de manifestation. Le refus du jeu, quant à lui, permet de généraliser l’interpellation d’un public acteur. On découvre ainsi un effet V, mais conçu par de petits Brecht malicieux qui nous embobinent en feignant de jouer leurs propres rôles. Enfin, la frontalité est revendiquée comme moyen de vulgarisation. Rien d’étonnant d’ailleurs à cela, quand on a comme mentors les Pinçon-Charlot. En bref, la Violence des riches est un spectacle plus malin qu’il n’y paraît, très agréable, même si ce n’est pas un sommet littéraire.

« La Violence des riches » © Gorgia Robin

Dans la gueule du formalisme ?

Si l’on s’intéresse à l’écriture, mieux vaut se tourner vers l’œuvre d’Alexandra Badea, dont deux pièces sont mises en scène dans le Off : Pulvérisés et Europe Connexion. Son théâtre est, de fait, une véritable gageure de mise en scène et d’interprétation. D’abord, l’autrice fait parler ses personnages à la deuxième personne, ce qui crée un effet d’étrangeté et de distanciation. Ensuite, elle évacue le dialogisme traditionnel : la plupart du temps, on se trouve face à d’immenses soliloques, miroirs d’une ultramoderne solitude.

Ainsi, Europe Connexion, mis en scène par Vincent Franchi à l’Artéphile, nous fait-il entendre la voix d’un lobbyiste, tandis que Pulvérisés, de la compagnie l’Arcade, nous révèle les vies esseulées et broyées de quatre salariés à Shanghai, Bucarest, Lyon ou Dakar. Ce théâtre rend malaisé le jeu psychologique. C’est peut-être ce qui explique la tentation de la profération et du formalisme.

Dans Europe Connexion, Nicolas Violin fait paradoxalement émerger d’un texte hyper-réaliste un monstre shakespearien. Doté d’une épouse digne de Lady Macbeth, le personnage devient si noir qu’on peine ensuite à croire à ses doutes et à ses larmes. On dirait même que le comédien n’y croit pas. C’est comme s’il s’agissait d’emplir le vide de la salle par la tragédie et par la vidéo. Cette dernière est malheureusement inégale. L’illustration compense mal, parfois, le dépouillement du plateau. Cependant, la technique du split-screen permet d’heureux effets, comme l’expression de l’ivresse du pouvoir ou du stress. À la fin du spectacle, elle offre ainsi une très belle scène d’hallucination où le comédien trouve le ton juste et crée le trouble.

« Pulvérisés » d’Alexandra Badea © Stéphane Szetak
« Pulvérisés » d’Alexandra Badea © Stéphane Szetak

Même spectre du formalisme dans la mise en scène que Vincent Dussart propose, quant à lui, de Pulvérisés. La scène isole chacun des quatre interprètes sur une croix. Certes, les comédiens se croisent, mais on regrette que les minces estrades sur lesquelles ils évoluent limitent les mouvements. Car si la parole et le jeu sont parfois choraux, on n’a trop peu souvent l’occasion de voir les comédiens jouer ensemble. On sent qu’ils ont été dirigés avec une extrême précision, comme des danseurs. On comprend ce qui sous-tend cette mise en scène et cette direction, mais il manque un peu de la chair théâtrale. Or, les comédiens, en particulier les hommes, sont convaincants, la mise en scène est pleine d’humour et de trouvailles. Alors quoi ? L’écriture d’Alexandra Badea serait-elle piégeuse ?

« Love and Money » de Dennis Kelly © Bohumil Kostohryz
« Love and Money » © Bohumil Kostohryz

J’ai tué l’amour, parce que j’avais peur…

En tout cas, Love and Money de Dennis Kelly semble mieux passer la rampe, avec son fil narratif et ses personnages. La pièce nous relate un conte d’amour et de mort. Classique, dira-t-on. Pas tant que ça, puisque c’est aussi l’histoire d’une fille qui sent un vide et le remplit de choses. De plus, la narration en est retorse, comme celle d’un polar, et kaléidoscopique. En effet, si le ton est globalement sombre, parfois franchement glauque, la poésie et l’humour n’en sont pas exclus. Ce sont des qualités que le théâtre du Centaure exploite avec beaucoup de talent.

La scénographie est pertinente et rehaussée par un travail remarquable sur la lumière. Les comédiens, souvent excellents, gagnent en puissance et en conviction, alors que la pièce arrive à son climax. En outre, ils savent nous émouvoir et nous faire rire. La mise en scène, quant à elle, est marquée par une profonde théâtralité. Si on aimerait parfois la gommer, la plupart du temps, elle fait mouche : par exemple, dans une scène où deux clowns pathétiques et sordides pleurent au cimetière de tristesse ou de rancœur, ou quand deux loosers se rencontrent dans un bar ; enfin, quand un Roméo et une Juliette de notre temps scellent leur destin tragique au royaume du crédit. 

C’est donc une belle surprise que cette proposition qui crée le trouble, peut gêner, mais laisse une vraie place à l’interprétation et à la réflexion du spectateur : l’essence du politique peut-être ? 

Laura Plas


Focus Dans la gueule du capitalisme Pulvérisés, Europe Connexion, d’Alexandra Badea, la Violence des riches, d’après Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Love and Money, de Dennis Kelly

Les deux textes d’Alexandra Badea sont édités chez l’Arche Éditeur

La Violence des riches est édité aux éditions de La Découverte.


Pulvérisés, d’Alexandra Badea

Mise en scène : Vincent Dussart

Avec : Patrice Gallet, Tony Harrisson, Simona Maicanescu, Haini Wang

Durée : 1 heure

Compagnie l’Arcade

À partir de 14 ans

Photo : © Stéphane Szetak

Présence Pasteur • 13, rue du Pont Trouca • 84000 Avignon

Du 6 au 29 juillet 2018, à 16 h 40, relâche les 9, 16 et 23 juillet

De 12 € à 17 €

Réservations : 04 32 74 18 54 et 09 66 97 18 54


Europe Connexiond’Alexandra Badea

Mise en scène : Vincent Franchi

Avec : Nicolas Violin

Durée : 1 h 10

Compagnie Souricière

À partir de 14 ans

Photo : © R. Samperiz

Artéphile • 5 bis, rue du Bourg Neuf • 84000 Avignon

Du 6 au 27 juillet 2018, à 19h05, relâche les 8, 15 et 22 juillet

De 11 € à 16 €

Réservations : 04 90 03 01 90


La Violence des riches, d’après Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot

Mise en scène : Guillaume Bailliart

Avec : Grégory Cinus, Malkhior, Louise Wailly

Durée : 1 h 10

Compagnie Vaguement Compétitifs

À partir de 14 ans

Photo : © Gorgia Robin

Théâtre des Carmes André Benedetto • 6, place des Carmes • 84000 Avignon

Du 6 au 25 juillet 2018, à 11 h 25, relâche les 12 et 19 juillet

De 10 € à 19 €

Réservations : 04 90 82 20 47


Love and moneyde Dennis Kelly

Mise en scène : Myriam Muller

Avec : Isabelle Bonillo, Mathieu Moro, Elsa Rauchs, Delphine Sabat, Raoul Schlechter, Serge Wolf

Durée : 1 h 40

À partir de 16 ans

Compagnie Théâtre du Centaure

Photo : © Bohumil Kostohryz

11 • Gilgamesh Belleville • 11, bd Raspail • 84000 Avignon

Du 6 au 27 juillet 2018, à 12 h 55, relâche les 11, 18 et 25 juillet

De 7,5 € à 13,5 €

Réservations : 04 90 89 82 63

Dans le cadre du Off d’Avignon

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