Les grands fonds !
Par Laura Plas
Les Trois Coups
Claque esthétique et émotionnelle, « L’Étang » bouleverse au point de faire quitter la salle ou de sidérer. Un spectacle exceptionnel où tout, du jeu stylisé et ventriloque au travail des lumières et du son, atteint la puissance de la déflagration.
C’est parfois ça le théâtre, comme l’opéra, une force qui ravage tout. On en sort groggy, étonné de savoir que ça existe. L’Étang a ce pouvoir proche de l’envoûtement mais qui est en réalité art total. Son et lumière, comédiennes époustouflantes, la combinaison de tous les éléments mis en scène produit des sensations inouïes.
Ouverture : noir épais d’où surgit, dans une fulgurance, un tableau étrange. On pourrait l’intituler Nature morte de l’adolescence sur fond blanc. L’atmosphère y est clinique et étouffante, comme dans le spectacle Saison sèche de Phia Ménard, auquel on songera peut-être. Cette boîte blanche, cosa mentale fermée comme un crâne, est aussi le parfait réceptacle de variations lumineuses, souvent brutes, parfois plus délicates, à l’image de ce que ressent, sous sa mèche, Fritz, l’une des deux figures principales de la pièce.
Dix petites voix
C’est en lui que nous plongeons, mais pas seulement. Gisèle Vienne présente bien L’Étang comme un « monologue à dix voix » ; celle du garçon mais aussi celle de sa sœur, de ses amis, d’adultes : dix voix qui bruissent comme pour mieux évoquer les déserts de l’amour. Tout est en effet ici relations de dominations : entre enfants, entre enfants et parents, à tel point que Fritz ne parvient pas à croire que l’amour maternel existe. Le texte, apparemment anodin de Robert Walser est aussi déchirant que le film d’Andrey Zvyagintsev : Faute d’amour. Mais de surcroît, Gisèle Vienne s’empare des mots pour les rendre troubles. On ne peut savoir s’ils ont vraiment été prononcés, tout au moins prononcés ainsi. Ne peupleraient-elles pas plutôt les cauchemars de Fritz lui cognant le cœur et la tête, le blessant comme d’anodins couteaux de cuisine ?
Le travail sur le son et la direction d’actrices brouillent les cartes. Certes, Adèle Haenel est Fritz et Julie Shanahan porte la voix de sa mère. Cependant, chacune des deux comédiennes est traversée par les paroles d’autres figures, comme dans une sorte de possession qu’exprimerait encore un jeu chorégraphié, décalé, ralenti et par-là saisissant. L’accent anglais de Julie Shanahan réveille des souvenirs de pensionnats anglais et crée l’étrangeté. Adèle Haenel change de tessitures, allant jusque dans les aigus, assumant une totale artificialité pour faire entendre les dialogues entre tous les enfants.
Il y a quelque chose de la ventriloquie dans leur interprétation, d’autant que la sonorisation et les ombres portées sur les visages ne permettent pas de savoir d’abord qui parle, et si on parle en direct. « Ça » parle donc et c’est déboussolant. Les nappes sonores, quant à elles, nous enveloppent, murmurent telle une pluie, gonflent comme la tempête sous le crâne de Fritz, cognent à la manière d’un naufrage.
Lame de fond émotionnelle
L’Étang n’est donc pas un spectacle apaisant. Mais si certains spectateurs quittent la salle, c’est que Gisèle Vienne parvient à faire sentir des sentiments, des violences enfouies : la vase de l’étang, le cadavre qui y pourrit, l’âme d’enfant qui s’y débat sans qu’on le sache. La position de spectateur s’en trouve ébranlée, si ce n’est abolie. Les sièges vibrent. Pupilles, tympans transmettent des impressions. Les mots en prennent une autre dimension. Ils ne sont que notes sur une partition bien plus riche.
Porté par deux comédiennes incroyables, L’Étang fait œuvre. Bouleversant ! 🔴
Laura Plas
L’Étang, de la cie Gisèle Vienne
Le spectacle est une adaptation d’un texte de Robert Walser édité aux Éditions Zoé
Site de la compagnie
Adaptation du texte : Adèle Haenel, Julie Shanahan, Henrietta Wallberg
Conception, mise en scène, scénographie, dramaturgie : Gisèle Vienne
Avec : Adèle Haenel, Julie Shanahan
Lumière : Yves Godin
Création sonore : Adrien Michel
Musique : Stephen F. O’Malley et François J. Bonnet
Direction musicale : Stephen F O’Malley
Durée : 1 h 25
Dès 14 ans
Théâtre de L’Union, Centre dramatique du Limousin • 20, rue des Coopérateurs • 87000 Limoges
Les 30 et 31 mars 2023, à 19 heures et le 1er avril à 18 heures
De 6 € à 22 €
Réservations : 05 55 79 90 00 ou en ligne
Tournée :
• Les 4 et 5 avril, Théâtre des Quatre Saisons, à Gradignan