Une cérémonie confuse en l’honneur de Bach
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Le brillant chorégraphe Hofesh Shechter présente au théâtre de la Ville deux programmes en quête d’une expression cérémoniale : la reprise de « Contemporary dance », qui montre une jeunesse voulant transcender le quotidien, et la création de « Light : Bach dances ». Ce spectacle résolument hybride tente de sublimer l’angoisse de la mort en plaçant la musique sacrée du compositeur baroque au cœur de son dispositif. Mais l’expérience s’achoppe à une forme d’inaboutissement : l’union des arts crée plus d’opacité que de lumière…
Le spectacle s’ouvre sur le rêve d’un mourant : une personne réelle témoigne de son vécu. Et il se clôt, non sans ironie, sur un sublime rêve artistique : un spectacle total réunit dans la joie les musiciens, chanteurs et danseurs, sur un plateau transfiguré, joyeux, radieux. Mais cette recherche de fusion, d’unité, n’est qu’un horizon. Entre temps, certains langages priment sur d’autres.
Des tableaux (comme « Huit clos » ou « Quand j’étais en vie »), initiés par les paroles enregistrées de personnes réelles confrontées à la fin de vie, se succèdent. Ces témoignages vocaux composent une dramaturgie. De façon banale, sans relief particulier, ils soulèvent des questionnements métaphysiques universels : peur d’être oublié, solitude, angoisse générée par l’idée du moment de bascule entre la vie et la mort, douleur, désir de vivre empêché par la maladie, crainte de n’avoir pas trouvé de sens à sa vie, besoin d’appartenir à un « espace », disparition opposée à une présence, enfouissement, vide, délivrance, renaissance peut-être, interrogations sur l’au-delà.
Ces mots renvoient à des réalités humaines évidemment bouleversantes. Surtout, ils dialoguent avec des extraits de cantates de Bach faisant entendre l’Évangile : « Tout est achevé », « Jésus me conduit dans la paix et la joie », « Tout ce que le monde contient doit disparaître », « Seigneur que ta volonté soit faite », « Renonce aux voluptés de la vie », « Qui nous délivrera de ces corps mortels ? », « Yeux las, fermez-vous dans la joie », « Délivre-moi, c’en est assez, mes lamentations resteront ici-bas, « Veillez, priez ! ». Les traductions des témoignages de malades et celles des chants à la gloire du Seigneur se lisent alternativement, en contrepoint, sur le même écran.
On comprend, bien sûr, qu’il s’agit d’évoquer l’existence et la mort, le profane et le sacré, de nous faire sentir la lumière inouïe, tout à la fois douloureuse et divine, qui illumine nos existences mortelles et, peut-être, nous appelle. Shechter cherche à nous relier, à nous consoler, à former une communauté, comme à la fin de Contemporary dance (où l’on entendait déjà des notes de Bach) ou dans The Fix. Seulement le verbe prend ici trop de place, la danse reste à distance et, de façon générale, l’articulation entre les langages (instruments, voix, corps, scénographie) s’avère confuse. Quelque chose (de l’ordre de l’expérience opérative) échoue.
Le rêve d’un spectacle total
Shechter, dont certaines pièces sont entrées au répertoire de l’Opéra de Paris, qui a monté avec brio à Broadway Un violon sur le toit, qui est lui-même compositeur, s’essaie en effet, ici, à un hommage dansé à un musicien qu’il révère. Il s’entoure d’un orchestre baroque et de chanteurs d’exception qui restituent à merveille la partition musicale. Mais son spectacle ne parvient pas toujours à traduire scéniquement cette dernière, en particulier dans le vocabulaire gestuel.
Certes, des tableaux sont éblouissants, même si la multiplication des espaces de jeu, le déferlement des mots à lire et le choix des lumières obscurcissent souvent le propos. Par exemple, une petite scène apparaît au fond du plateau et à jardin, voilée par un rideau noir. Les danseurs assis sur des chaises (certaines sont vides) ont le regard fixé sur ce lieu, cet ailleurs. Comme s’ils attendaient Godot. À un moment, un danseur s’y meut dans l’ombre avec une petite lumière. Plus tard, des corps allongés là se métamorphosent en cendres qui s’élèvent vers les cieux. Dans un autre tableau, deux chanteurs sont enfermés chacun dans une boîte, au milieu du plateau : ces objets suggèrent aussi bien la boîte noire du théâtre, le tombeau, le four, l’encadrement d’une œuvre d’art (un tableau figurant l’Éveil de Bouddha). Dans une autre séquence, un groupe de danseurs déshabille l’un des leurs, au moment où les voix évoquent la naissance et la mort qui délimitent l’existence.
Toutes ces trouvailles théâtrales et chorégraphiques intéressent, mais elles nous détournent de la musique : les signes sont trop abondants, produisent un effet de saturation. Comme si tant de matérialité s’opposait à l’ouverture et la transcendance de Bach. Parfois au contraire – mais trop rarement – la grammaire gestuelle des corps traduit à merveille la rythmique singulière d’une cantate. La légèreté des danseurs, la variété de leurs références, leur contemporanéité, leur vitalité, les émotions qu’ils suscitent, font écho à la liberté que Bach offrait aux fidèles en composant pour les offices liturgiques. Mais dans l’ensemble, la danse est bien trop minorée. L’impression d’une expérimentation brouillonne, d’une célébration de Bach impure, demeure.
Le sujet du spectacle n’en reste pas moins passionnant et la recherche de Shechter sincère. Le trajet menant de la souffrance à l’apaisement nous rappelle d’autres œuvres et notamment le diptyque Double murder. On est souvent émus. On souffre beaucoup en entendant les voix mêlées des mourants angoissés et celles qui louent un au-delà chrétien (auquel Shechter voudrait croire). Mais l’on regrette que les corps ébranlent peu notre être, comme ils le font si souvent dans les pièces d’Hofesh Shechter : ce sont les danseurs aériens, transportés par des sons divins, irradiés par une énergie cosmique, que nous venions voir, que l’on aime tant. Reste évidemment la musique spirituelle de Bach, magistrale, grandiose, derrière laquelle le chorégraphe s’efface humblement (trop) et que sa mise en scène parasite… Et le rêve qui se réalise fugitivement dans les dernières minutes, après une si longue attente – l’apogée de ce concert-spectacle. On entrevoit ce qu’on désirait tant : une clarté et une harmonie profondes entre la danse et les sons, des cœurs qui battent à l’unisson dans toute la salle. Un éclair avant la nuit. 🔴
Lorène de Bonnay
Light : Bach dances, de la cie Hofesh Shechter
Site de la compagnie
Mise en scène / Chorégraphie : Hofesh Shechter
Direction artistique : Hofesh Shechter, John Fullnames
Direction musicale : Lars Ulrik Mortensen
Musique : Cantates de Johann Sebastian Bach
Orchestre : Concerto Copenhagen
Avec les danseurs : Robienson Cassarino, Chien-Hann Chang, Frédéric Despierre, Rachel Fallon, Emma Farnell-Watson, Natalia Gabrielczyk, Adam Khazhmuradov, Yeji Kim, Rosalia Panepinto, Jill Goh Su-Jen, Niek Wagenaar
Avec les chanteurs : Mary Bevan, Marioyrehagen, Chisa Tanigaki (sopranos), Mia Berström, Kristin Mulders (contraltos), Gerald Geering, Zahid Siddiqui (ténors), Jakob Bloch Jespersen, Yannis François (basse)
Avec Le concerto Copenhagen dirigé par Lars Ulrik Mortensen : Frederik From (leader), Jesenka Balic Zunic, Karin Samuelsson, Arsema Asghodom (violons I), Hannah Tibell, Gabriel Bania, Jens Solgaard, Stefanie Barner-Madsen (violons II), Antina Hugosson, Rasto Roknic (altos), Judith-Maria Blomsterrberg (violoncelle), Hanna Loftsdottir (violoncelle, gambe), Megan Adie (contrebasse), Katy Bircher (flûte), Antoine Torunczyk, Lars Henriksson (hautbois), Jane Gower (basson), Emmanuel Frankenberg (cor), Robert Farley (trompette), Lars Ulrik Mortensen (clavecin), Marcus Mohlin (orgue)
Décor et costumes : Tom Scutt
Lumières : Paule Constable
Durée : 1 h 20
Théâtre de la Ville hors les murs – Philarmonie de Paris • 211, avenue Jean Jaurès • 75019 Paris
Du 6 au 8 janvier 2023, à 15 heures et 20 heures
De 8 € à 55 €
Réservations : 01 42 74 22 77 ou en ligne
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Uprising, In your rooms, Hofesh Shechter, Opéra Garnier, Paris, par Lorène de Bonnay
☛ Double murder, Hofesh Shechter, le théâtre du Châtelet, Paris, par Lorène de Bonnay
☛ Barbarians, de Hofesh Shechter, la Fabrica à Avignon, par Élise Ternat
Une réponse
L’articulation entre l’espace et les autres éléments scéniques (musique, danse, chant, paroles) est mal maîtrisé. Les deux directeurs artistiques confondent quantité et simplicité. Car il ne serait être question de densifier l’espace, de le saturer visuellement pour lui donner du sens. Trop de signes conduit à un hors-sujet.
La tentation de faire vivre le geste, le son et les mots dans une profusion vire à la compulsion. Savoir (se) simplifier pour servir l’art est un art que certains ne saisissent pas ou trop mal. La musique de Bach est même réduite à une forme de divertissement dans ce spectacle décidément raté.