Les choses et le néant
Par Bénédicte Soula
Les Trois Coups
En 1965, Georges Perec publiait « Les Choses ». Ou l’avènement d’une société de consommation, dans laquelle le bonheur dépend des objets que l’on possède. En 2019, Maguy Marin créé sa pièce chorégraphique « Ligne de crête », dans laquelle les choses ont pris définitivement possession de nos désirs. Un sursaut est-il encore possible ?
Maguy Marin est toujours là. Vigilante, préoccupée, engagée dans une recherche de danse-théâtre à la fois poétique et critique. Pierre après pierre, pas après pas, elle multiplie les tentatives les plus audacieuses pour donner corps, forme et couleurs à des idées, des convictions, des serments de l’esprit. Rappelez-vous dans Turba, en 2007 : elle avait exposé au plateau la philosophie épicurienne et antimatérialiste de Lucrèce. Avec Ligne de crête, un autre livre sert de matière à danser : Capitalisme, désir et servitude de Frédéric Lordon, et sa thèse d’un néolibéralisme qui a ravi à l’humanité tout autre forme de désir que celui qu’il produit.
Au commencement, donc, un décor presque vide. Quelque chose comme un labyrinthe de vitres en plexiglas, le palais des glaces d’une fête foraine, avec ses couloirs et ses butoirs, dont le jeu est de trouver la sortie. Mais, ici, un détail interpelle : la présence d’une immense photocopieuse, à jardin, ainsi que quelques tables calées en coin, dans les replis du dédale. C’est là, dans ce lieu sans âme, dont la vacuité a d’abord sauté aux yeux du public, que les interprètes de Maguy Marin – 4 femmes, 3 hommes –, font leur entrée, pantins d’un secteur tertiaire, lobotomisés par le métro- boulot-dodo.
Tels des insectes dans une ruche, ils s’affairent, au rythme implacable de l’imprimante, à remplir leur espace de vie. D’abord, avec des produits de consommation courante (eau, nourriture, etc.), mais aussi avec des outils de travail (ordinateurs, feuilles de papier, stylo, lampe de bureau), et petit à petit, avec tout ce que la société capitaliste et mercantile est capable de produire, en réponse à toutes les formes de désirs humains. Loisirs, culture, nature, politique, art, spiritualité, philosophie, bien-être, santé… À chaque appétit naissant : sa réponse made in China. Et si le désir n’existe plus, le marchandising est là pour le réveiller.
Chorégraphie sans corps
Quel étrange ballet, alors, que celui de toutes ces choses à la fois familières et insolites ! Quelle distribution hors-norme, avec ces centaines d’objets disparates ; de la plante verte au portrait de Zidane, de la guirlande de Noël à la robe à paillettes. Elle aura donc tout fait danser, Maguy Marin, les êtres et les choses ! Des choses qui, ici, prennent la lumière, attirent les regards, occupent l’espace jusqu’à dévorer le peu d’humanité présente sur le plateau. Des choses qui, dans leur accumulation et leur association, rendent superfétatoires les quelques tentatives de résistance au consumérisme galopant. Ainsi, le portrait de Karl Marx – quelle image puissante –, finit-il par tomber de son étagère ! Tandis que les danseurs sont immobilisés, par manque de place, au cœur du dédale.
À la fin de la pièce, le vide a été remplacé par un capharnaüm indescriptible. Reste sous nos yeux ce tableau bigarré et sans air, qui, je l’espère, – à l’image des vanités en peinture et de leurs natures mortes hautement symboliques –, aura fait réfléchir quelques spectateurs sur la futilité de tout ceci, en attendant la prochaine tentative de Maguy Marin pour réveiller une conscience collective. ¶
Bénédicte Soula
Ligne de crête, de Maguy Marin
Avec : Ulises Alvarez, Laura Frigato, Françoise Leick, Louise Mariotte, Cathy Polo, Ennio Sammarco, Marcelo Sepulveda
Durée : 1 heure
Création lumière : Alexandre Béneteaud
Dispositif scénique et bande-son : Charly Aubry
Régie son : Chloé Barbe
Régie plateau : Balyam Ballabeni
Photo : © Christian Ganet
Théâtre Garonne • 1 avenue du Château-d’eau • 31000 Toulouse
Du 22 au 24 mai, à 20h30 du mercredi au vendredi
Réservations : 05 62 48 54 77
De 10 € à 25 €