« Liliana Butter not », Margo Chou, CNAREP Le Citron Jaune, Port-Saint-Louis du Rhône

Liliana-Butter-Not-Margo-Chou © Michel-Wiart

« C’est dangereux chez toi, alors tu pars »

Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups

Dans son nouveau spectacle-confidence, Margo Chou nous parle exil, mais sans valise ni récit pathétique. Faux sosie d’une chanteuse bosniaque, elle se regarde au miroir : je est-il une autre ? Une troublante quête d’identité.

Elle est Ljiljana Butler, mais pas vraiment. Presque. Le titre, au léger décalage humoristique, s’en amuse « Butter not » : but her not. Elle, c’est plutôt Margo Chou, se dédoublant pour mener une déstabilisante enquête sur celle qui la fascine. De cette chanteuse bosniaque, elle retient quelques jalons biographiques : un certain succès dans son pays natal, puis l’exil, les ménages dans les hôtels, le service dans les bars et, sur le tard, le retour au Sevdah, le blues des Balkans.

Cette femme au destin tourmenté, elle ne l’a jamais rencontrée, car elle rate le seul concert où un rendez-vous aurait été possible. Nous faisons donc face à la comédienne alanguie dans ce qui pourrait être une loge d’artiste, à moins que ça ne soit un boudoir ou un divan de psychanalyse. Elle dialogue avec nous. Avec elle. Avec elle-même. La voix rauque de la chanteuse prend possession de son corps.

Se faire sosie pour s’échapper de soi

Margo Chou aime se déraciner, se chercher ailleurs. Ses précédentes formes artistiques évoquaient déjà l’exil intérieur et la quête d’autres territoires. Je me suis réfugiée là, là, là, déballait littéralement son sac, ses manies amoureuses et son attachement viscéral à l’ex-Yougoslavie, en petit comité, autour d’une table. Sensationnal Platz élargissait le champ, comme le chant. Dans un écrin de cabaret, les récits de vie se démultiplient en compagnie de « frères » musiciens tziganes. Les confidences se paraient de paillettes et de fourrure dans une ambiance aussi kitch que sensuelle.

Liliana-Butter-Not-Margo-Chou-©-Thomas-Lamy
Thomas Lamy

Pour cette nouvelle performance, Margo Chou creuse le sillon de sa fétichisation des Pays de l’Est. Dans un premier temps, elle est partie à la rencontre de femmes de chambre immigrées : dialogues et transformation de son visage par le maquillage Elle se rêvait alors travestie en femme, sosie fendant la foule d’une rue passante, interrogeant la sensation d’un hors-soi. Mais rien à faire, elle retourne toujours dans les lieux de l’intime, là où se susurre la difficulté d’être soi.

« Qu’est-ce que tu recherches avec moi ? »

Alors elle re-convoque la forme du cabaret. Le public, autour de petites tables rondes la voit traquer des correspondances, tenter de comprendre la disparue, les sentiments des femmes immigrées, dans un dialogisme quasi schizophrénique. Elle cabotine, se raconte, se jumelle, se diffracte, se transforme en Ljiljana, mais à peine : pas la bonne perruque, pas le bon costume. Elle exhibe ses problématiques artistiques et personnelles. Elle pratique une discipline nouvelle, une sorte d’hospitalité qui passe par l’épanchement auto-fictionnel.

Dans un dialogue ininterrompu avec la migration, elle explore encore et encore le partir-revenir, les errances du moi et la rencontre de l’Autre. C’est d’autant plus étonnant que la performeuse à la « tête de gitane ou d’indienne » est originaire de Normandie. « Tu cherches chez nous quelque chose que tu ne peux pas trouver, parce que tu l’as jamais connu chez toi », la prévient Sadeta Savi, une femme interrogée lors de sa phase d’enquête.

« Tu parles trop »

L’autrice-comédienne file sa laine obsessionnelle : intimité et récit, obsession pour l’ailleurs et le chant. Et pourtant, le pas de côté est là : elle se décolle d’elle-même. Méconnaissable, multiple, elle se contrefait en endossant une galerie de faux sosies. Sorte d’auto-psy-speakerine au « je » non identifiable, indéterminé, elle vacille sous les possibles du travestissement et d’un maquillage outré. Elle rapporte au style direct des voix et parcours de femmes immigrées, traque la distance avec les racines.

© Thomas Lamy

Et c’est beau. La parole est donnée à ces travailleuses qui évacuent parfois prestement les douleurs de l’exil : « Tu parles trop », « J’y ai pas pensé. À l’époque, on pensait pas », « Ici, t’as plus qu’à être heureux ou à faire semblant ». Margo qui aimerait être (d’)ailleurs, surgit toujours ici ou là. Oui, elle parle beaucoup, trop parfois, se perd dans les méandres de son texte, semble déshabiller le processus de création lui-même. La sincérité émerge de ce va-et-vient entre artifice et authenticité.

« Mon carnaval à moi »

Rapidement, elle s’aperçoit de l’impasse. Quel est l’intérêt d’être le sosie d’un personnage que personne ne connaît ? Et si l’identité ne tenait qu’à une coiffure ou un manteau ? s’interroge-t-elle sur sa chaise-longue. Elle préfère alors porter une perruque qui ne ressemble pas à Ljiljana, mais qui lui va bien. Elle décide de vivre sa vie en medley, de performer le féminin, d’accueillir d’autres en elle : « Mon carnaval à moi, c’est le moment où je ne fais rien comme moi, où je ne me reconnais pas ». Elle abandonne sa quête : « Quand ça va bien, t’es partout chez toi ».

Où est le vrai dans ce qu’on se raconte du « moi » ? Margo Chou pratique une sorte de verfremdungseffekt brechtien, une étrangéification déconcertante. Cette distance à elle-même sème le trouble et le charme. Tour à tour commentatrice décentrée ou impliquée, elle tisse de l’autodérision dans sa trame. La relation avec les spectateurs est parfois fragile, trouée de moments suspendus ou complices. L’ensemble baigne dans un jeu de doubles à la Twin Peaks, une mise en scène impudique à la Sophie Calle. L’écriture saisit de belles fulgurances.

Un « spectacle » transformiste

Nous avons assisté à différentes étapes de création au Centre national des arts de la rue à Chalon. D’abord une formule nocturne et spéculaire, dans un hangar métamorphosé en cabaret, sur le ton de la confidence, à la Mireille Dumas. Les changements de visages étaient spectaculaires. Et quand s’élevait, in fine, la voix chaude, rauque et virile de la chanteuse, on embarquait pour l’émotion.

© Thomas Lamy

Au festival Chalon dans la rue, en août dernier, ce dispositif singulier se transforme. Le personnage évolue dans un jardin, en plein jour. Le charme opère différemment, sous la lumière crue du midi : on voit une femme nue, en questionnement, et les artifices du travestissement. « On ne change pas, on met juste les costumes d’autres sur soi », pourrait la rassurer Céline Dion.

Mais voilà que la proposition théâtrale non identifiée prend un nouveau tournant. Actuellement en résidence de création au CNAREP Le Citron Jaune, Margo Chou décide de nous plonger davantage dans l’ambiance nostalgique et feutrée des cabarets qu’elle aime tant, l’univers de Ljiljana. Cette semaine, elle approfondit le travail de la voix et l’adresse avec Jérôme Colloud et invite à ses côtés sur le plateau une chanteuse grecque Kalliroï Raouzeou et son guitariste Jérémie Schacre qui clôtureront la confidence avec du fado rebetiko. Elle espère ainsi ranimer la tradition des cavernes, l’atmosphère nocturne du concert-spectacle qui console, une façon de balayer les mots et de bercer les corps. 🔴

Stéphanie Ruffier


Liliana Butter Not, de la Sublime Compagnie

Le texte de Margo Chou est auto-édité, disponible prochainement
Site de la compagnie
Direction artistique, écriture et jeu : Marjorie Margo Chou Caillé
Création sonore : Raphaële Dupire, Vincent Petit
Univers lumineux : Olivier Brun
Technicien son : Vincent Petit, Gregory Cosenza
Conseillère en maquillage : Sarah Anstatt
Costume : Sara Sephora Jardy
Assistanat et régie : Juliette Morel
Regards extérieurs successifs : Gaele Cerisier, Hervée De Lafond, Jacques Livchine, Wilda Philippe, Mareva Carassou, Doreen Vasseur, Jérome Colloud
Regard dramaturgique : Marie Reverdy, Marie Hermann
Durée : 1 heure
À partir de 8 ans

Le Citron Jaune • 30, avenue Marx Dormois • 13230 Port-Saint-Louis du Rhône
Le 20 octobre 2023
Réservation en ligne
Gratuit

Tournée en cours ici :
Le 20 janvier 2024, le Plancher des Chèvres, à Bounas (05)

À découvrir sur Les Trois Coups :
Focus Justine Sittu, Festival d’Aurillac, par Stéphanie Ruffier
Sensationnal Platz, Margo Chou, par Stéphanie Ruffier

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