Efficace ambiguïté
Par Michel Dieuaide
Les Trois Coups
De la collaboration entre Bertolt Brecht et Kurt Weill naquit en 1928 la première version de « l’Opéra de quat’sous ». Jean Lacornerie s’empare aujourd’hui de cette pièce avec musique, moins représentée que toutes les variantes habituellement proposées.
Constituée d’un argument dramatique fort simple, l’œuvre décrit principalement le destin de Mackie Messer, Mackie le Surineur. Voyou ambitieux, il épouse sans l’autorisation de ses parents Polly, fille de Jonathan Jeremiah Peachum, potentat capitaliste qui règne sur un trust de mendiants professionnels. Rapidement infidèle, Mackie retourne vers ses amies prostituées et s’éclipse souvent pour de prétendus voyages d’affaires. En fait, il se met à l’abri pour échapper à la police malgré la protection amicale de « Tiger » Brown, le chef de cette même police. Puis, dénoncé par Jenny, une putain, anciennement sa maîtresse, et jeté en prison grâce à la détermination de Peachum et de sa femme qui craignent une concurrence déloyale pour leur sordide business, il est condamné à être pendu. Mais, coup de théâtre, il est remis en liberté, anobli, parce que « Tiger » Brown redoute que la pègre qui le soutient ne vienne perturber les cérémonies du couronnement de la reine…
Jean Lacornerie, metteur en scène, Lisa Navarro, scénographe et Émilie Valentin, marionnettiste, expérimentés créateurs de comédies musicales, ont opté pour un spectacle hybride, concept très tendance, associant théâtre, cabaret et marionnettes. Il en résulte une réalisation plutôt efficace non exempte toutefois d’ambiguïté.
Destiné par Brecht et Weill à utiliser en les subvertissant les codes de l’opéra bourgeois, l’Opéra de quat’sous devait par ses techniques épiques, ses innovations musicales et la violence de sa dénonciation des compromissions de l’idéologie bien-pensante provoquer une indignation authentique. Le succès immédiat de l’œuvre, y compris pour le public habituel de l’art lyrique traditionnel, remisa au second plan le caractère contestataire de cette création.
Une grande pertinence dramatique
La nouvelle proposition faite au Théâtre de la Croix-Rousse, pourtant volontairement débarrassée des ajouts marxisants écrits par Brecht au fil des versions successives, produit le même effet. Le divertissement l’emporte sur la profondeur du contenu. Les acteurs-chanteurs jouent constamment comme s’ils étaient face aux caméras d’un show télévisé, le décor unique clinquant et imposant fascine, les costumes vintage séduisent. En revanche, le travail marionnettique d’Émilie Valantin et de Jean Sclavis, particulièrement inventif et abouti, préserve la dimension satirique et insolente de l’opéra. Il y ajoute aussi l’intelligence d’une manière originale de représenter une foule de personnages secondaires, voire de figurants, avec une grande pertinence dramatique.
Sur le plan musical, les neuf instrumentistes dirigés par Jean‑Robert Lay apportent pareillement une contribution remarquable. Parfaitement à l’aise avec la partition jazzy de Weill, subtilement attentifs à l’accompagnement des voix et agiles dans les déplacements demandés par la mise en scène, ils assument également et pleinement leur intégration dans la scénographie qui les inclut souvent physiquement comme s’ils étaient à un poste de travail de l’entreprise Peachum. Encouragés par le plaisir que prend le public à reconnaître les songs si célèbres de cette pièce musicale, ils évitent toute démagogie racoleuse dans leur interprétation.
Quant aux comédiens, quoique contraints fréquemment à des déplacements répétitifs imposés par le décor, ils sont plusieurs à donner le meilleur d’eux-mêmes. Nolwenn Korbell (Jenny), en prostituée fatiguée et moucharde, bouleverse à l’image d’une héroïne désespérée d’un film de John Cassavetes. Amélie Munier (Lucy), fragile et déterminée, émeut par sa capacité à combiner compassion et révolte. Florence Pelly (Celia Peachum) et Jacques Verzier (Jonathan Jeremiah Peachum) composent vocalement et corporellement un couple détestable et attachant ; ils maîtrisent tous les deux l’ironie et la distance nécessaires réclamées par l’écriture brechtienne et la musique de Weill. Plus discutables sont les prestations de Pauline Gardel (Polly Peachum) et Vincent Heden (Mackie Messer). Elle, semble parfois à la limite de sa tessiture et théâtralement gênée par ses costumes qui la font ressembler à Sheila chantant L’école est finie ou à Marilyn Monroe habillée dans une friperie. Lui, dont les qualités vocales sont indiscutables, réduit son personnage virevoltant à une espèce de dandy superficiel plus voisin d’un Johnny Rockfort édulcoré de Starmania. À moins que pour l’une comme pour l’autre il s’agisse de choix délibérés du metteur en scène pour rapprocher l’Opéra de quat’sous des références éventuelles des spectateurs d’aujourd’hui. ¶
Michel Dieuaide
l’Opéra de quat’sous, de Bertolt Brecht et Kurt Weill
Texte basé sur la traduction par Elisabeth Hauptmann de l’Opéra des gueux de John Gay
L’Arche est éditeur et agent théâtral du texte représenté
Mise en scène : Jean Lacornerie
Avec : Gilles Bugeaud (« Tiger » Brown), Pauline Gardel (Polly Peachum), Vincent Heden (Mackie Messer), Nolwenn Korbell (Jenny), Amélie Munier (Lucy), Florence Pelly (Celia Peachum), Jean Sclavis (Filch, Smith), Jacques Verzier (Jonathan Jeremiah Peachum)
Direction musicale : Jean‑Robert Lay
Traduction française : René Fix
Chorégraphie : Raphaël Cottin
Scénographie : Lisa Navarro
Costumes : Robin Chemin
Lumières : David Debrinay
Marionnettes : Émilie Valantin
Manipulation marionnettes : Jean Sclavis
Maquillages : Élisabeth Delesalle
Chef de chant : Stan Cramer
Assistant à la mise en scène : Maxime Vavasseur
Régie générale : Gregory Leteneur, Kevin Serre
Régie plateau : Jean‑Baptiste Cousin, Mathieu Hubert, Iban Gomez
Régie lumière : Joachim Richard, Christophe Braconnier, Sandrine Chevallier
Régie son : Jérôme Rio, Bertrand Maïa
Habilleuses : Patricia Rattenni, Anne Théodore, Émilie Piat
Direction technique : Gilles Vernay
Construction décors : Thomas Ramon, Artom‑Atelier
Orchestre : Jessy Blondeel, Arnaud Thuilliez (saxophones), Samir Ferhahi, Jean‑Robert Lay (trompettes), Nicolas Lapierre (trombone, contrebasse), Romuald Ballet‑Baz (guitare, banjo, contrebasse), Yannick Deroo (percussions), Romuald Lefèbvre (accordéon), Stan Cramer (piano)
Photo : © Frédéric Iovino
Production : La Clef des chants, association régionale de décentralisation lyrique région Hauts‑de‑France
Coproduction : département du Pas‑de‑Calais, Théâtre de la Croix‑Rousse
Avec le soutien de : dispositif A.P.S.V. de la région Auvergne – Rhône‑Alpes
Théâtre de la Croix-Rousse • place Joannès‑Ambre • 69317 Lyon cedex 04
Courriel : infos@croix-rousse.com
Tél. 04 72 07 49 49
Représentations : les 3, 4, 8, 9, 10, 11 novembre 2016 à 20 heures, le 5 novembre 2016 à 19 h 30, les 6 et 12 novembre 2016 à 16 heures
Durée : 2 heures
Texte en français, chansons en allemand surtitrées
Tarifs : 26 €, 20 €, 13 €, 10 €, 5 €
2 réponses
J’ajouterais tout de même que Jacques Verzier reste au top. On aime toujours le retrouver dans ses production !
Enfin une critique lucide à Lyon sur cet Opéra de quat’sous et sa distribution. Certains costumes étaient en effet de fort mauvais goût et très mal ajustés, nous avons été très surpris. La comédienne qui interprète Polly Peachum est particulièrement niaise, et nous a par moment cassé les oreilles à mon voisin et à moi tant elle chantait mal. Depuis quand tortiller ses fesses deux heures durant en maintenant une moue boudeuse d’adolescente gâtée suffit-il à devenir actrice et chanteuse dans de bons théâtres ? Nous avons connu Jean Lacornerie plus inspiré dans ses choix de distributions, plus particulièrement en termes de qualité vocale.