Du noir vient la lumière
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Face à l’obscurité, les 13 danseurs de « Lumen » font corps. Une intéressante plongée dans le monde des illusions qui manque toutefois d’éclat.
Sur un plan incliné, également reflété dans un miroir au plafond, les danseurs évoluent. D’abord confrontés à l’obscurité d’où se détachent des membres, des silhouettes émergent progressivement, puis des corps et, enfin, des individus. Subtiles jeux de clair-obscur, la chorégraphie se fait tableaux mouvants, jusqu’au final, à découvrir. De lignes de fuite faussées aux perspectives déjouées, cette traversée joue avec nos perceptions, entre ce qu’on imagine et ce qui se laisse voir. D’un infini à l’autre. Pour autant, Lumen ne nous éblouit pas.
Lauréate Prix suisse des arts de la scène, Jasmine Morand a créé la compagnie suisse Prototype Status, au début des années 2000. Repérée en Suisse mais aussi dans d’autres pays européens, elle était rare en France jusqu’à ce qu’elle devienne, en 2021, artiste associée au Théâtre Paul Eluard de Bezons, Scène conventionnée d’intérêt national en danse. L’occasion de découvrir son répertoire, déjà riche d’une quinzaine de pièces.
De l’autre côté du miroir
Mais que se trame-t-il donc ici ? Lumen « est né d’une promesse intime de mon enfance, où comme une évidence j’avais saisi que l’obscurité gardait pour elle la beauté du monde », explique Jasmine Morand. Joli mais peu éclairant ! Au public, donc, de construire sa propre histoire. Cette expérience contemplative place effectivement le spectateur au cœur de la recherche.
La succession d’images peut évoquer les étapes de toute vie : naître, grandir, aimer, vivre en société, tomber, se relever… Les mouvements semblent aussi façonner des fresques retraçant une genèse de l’humanité. On discerne des nids de reptiles, des insectes apeurés, comme des guerriers ou encore des individus ordinaires. En effet, nimbés de noir, les corps se dévoilent, s’enlacent ou s’imbriquent, jusqu’à ce que, baignés de lumière, ils happent les regards de façon plus humaine.
Opaque
Quête d’absolu ? Simple ode à la solidarité ? La bande son, tantôt magnétique, tantôt organique, nous fournit quelques repères sur les biotopes, mais le mystère demeure sur les enjeux. Au-delà du reflet, que voyons-nous ? Que croyons-nous voir ?
Car là est le principal intérêt du spectacle. À la lisière de la danse et des arts plastiques, cette chorégraphie s’appuie sur un dispositif scénique ingénieux, nécessitant d’indéniables qualités de composition et une grande maîtrise de l’espace. Combinaison de formes, de couleurs et de matières se transforment grâce à la précision du geste et le travail choral.
Tantôt fragmentés, tantôt fluides, les mouvements répondent à de sérieuses contraintes, comme ramper sur le sol pendant près d’une heure, dans une parfaite coordination, mais imposent aussi une lenteur et un vocabulaire restreint. Inspirée du tissage, la chorégraphie relie d’abord des membres, puis des morceaux de chair et enfin des individus dans une texture ouvragée. Toutefois, les interprètes ne font pas que réaliser des formes géométriques plus ou moins élaborées ; ils s’incarnent dans des étreintes, accèdent même à une sorte de transcendance.
Vibrations et reflets interagissent bien avec les mouvements et le manque général d’amplitude est compensé en partie par le clair-obscur, qui renforce l’expressivité des corps. Ce travail pictural tout en relief évoque d’ailleurs l’univers du peintre Pierre Soulages, disparu récemment. Mais on est loin du choc éprouvé devant ses Outrenoirs. Lumen propose une danse sombre qui, certes, élargit l’horizon. Du noir jaillit aussi la lumière, sauf que celle-ci peine à susciter l’émotion, voire à capter l’attention. 🔴
Léna Martinelli
Lumen, de Jasmine Morand
Prototype Status
Concept, chorégraphie : Jasmine Morand
Danse et collaboration chorégraphique : Élodie Aubonney, Fabio Bergamaschi, Sarah Bucher, Claire Dessimoz, Éléonore Heiniger, Krassen Krastev, Ismael Oiartzabal, Valentine Paley, Angela Rabaglio, Simon Ramseier, Amaury Reot, Luisa Schöfer, Marco Volta
Assistanat chorégraphique : Fabio Bergamaschi, Claire Dessimoz
Aide à la recherche : Philippe Chosson, Céline Fellay
Scénographie : Neda Loncarevic
Construction : Atelier Midi XII
Musique : Dragos Tara
Lumière : Rainer Ludwig
Costumes : Toni Teixeira
Assistants costumes : Corina Pia, Ivan P. Matthieu
Direction technique : Hervé Jabveneau
Régies son et lumière : Louis Riondel et Julien Perret
Durée : 60 min
Théâtre de la Ville • Les Abbesses • 31, rue des Abbesses • 75018 Paris
Du 11 au 14 janvier 2023, à 20 heures
De 10 € à 26 €
Réservations : 01 42 74 22 77 ou en ligne