Le cercle infini de l’imaginaire
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Artiste associé pour trois saisons à L’Odéon, Joël Pommerat présente actuellement aux Ateliers Berthier une reprise de « Ma chambre froide », créée avec succès en 2011. La pièce se déploie dans le même espace circulaire que « Cercles / Fictions » (autre reprise qui vient de s’achever) : on mesure d’autant plus l’extrême inventivité de son écriture scénique.
À l’origine de la création de Ma chambre froide, il y a un cercle. Les rêveries de Pommerat autour d’un décor circulaire inspiré par des échanges avec Peter Brook. La volonté de se départir de la frontalité du théâtre à l’italienne et de constituer une « ronde de spectateurs » aux regards pluriels. Puis, l’expérience de la pièce Cercles / Fictions, dans le cercle fermé de la salle des Bouffes-du‑Nord en 2010 : les spectateurs, disposés sur des gradins, comme au cirque, assistent au déploiement sur la piste (ou dans l’arène) de visions orchestrées par Pommerat. Ces « cercles de fiction », plus ou moins éclairés, alternent avec des moments où la salle est plongée dans le noir, comme les « fondus au noir » qui lient, séparent et rythment les plans cinématographiques. Le public participe donc d’une vaste illusion en noir et blanc qui accapare tous ses sens.
Cercles / Fictions fait s’enchevêtrer, selon une logique onirique, des intrigues diverses : un chevalier du xive siècle qui cherche Dieu ; les rapports maîtres-valets à la veille de la Première Guerre mondiale dans une riche maison ; un Monsieur Loyal de télé‑réalité qui propose un pacte au public ; un chef d’entreprise qui « joue » avec des chômeurs et est joué par des S.D.F. ; un homme ambitieux qui couche avec une clocharde lui prophétisant la réussite sociale ; un vendeur amoureux d’une handicapée et nostalgique des valeurs héroïques de la chevalerie, etc. Les histoires, espaces et temporalités évoqués ont beau entretenir des liens (les thèmes de la lutte des classes, de la marchandisation, de perte des valeurs, de l’amour), ils sont tout de même très disparates. Ce qui les tient ensemble, c’est l’espace qui les encercle et symbolise justement la roue du temps.
Ma chambre froide emprunte le même dispositif scénique et dramaturgique, mais sa narration diffère. La pièce repose cette fois sur un récit unique, autour d’une drôle d’héroïne moderne. La voix off d’une narratrice évoque la vie d’Estelle, une ancienne collègue, qui travaillait dans un abattoir et aimait le théâtre. Cette voix coud conjointement des séquences dignes d’un feuilleton, qui reconstituent le parcours de la mystérieuse et banale Estelle (sainte ou folle ?) : Estelle chez les bonnes sœurs (elle voudrait qu’on lui montre ce qu’elle ne voit pas) ; Estelle à l’abattoir, aidant son prochain (ses collègues) ; Estelle et Blocq, l’odieux patron en qui elle décèle quelque chose de « sublime » (et en effet, il donne ses entreprises à ses huit employés en apprenant qu’il est malade, à condition que ceux‑ci lui rendent hommage) ; Estelle metteur en scène (elle propose de monter une pièce sur la vie de Blocq avec ses nouveaux associés) ; Estelle et son double maléfique (son frère assassin résout ses problèmes au travail et au théâtre) ; Estelle, son mari (violent) et son voisin (un tueur professionnel amoureux) ; enfin, l’éternelle Estelle, dansant sur le manège de la vie (un aspirateur)…
La magie du cercle
Dans cette histoire étrange entre comédie sociale et drame, on rit, on grince les dents, on assiste à des moments intenses et dérisoires, servis par des comédiens toujours parfaits. Surtout, l’écriture scénique se révèle plus aboutie. Cette fois, la fiction racontée se trouve en parfaite connivence avec la scénographie : la vie d’Estelle s’apparente à un cercle dont le centre (la vérité) échappe. Ce cercle est composé d’ombres et de lumières, de bruits et de silence, d’ellipses et d’actions, de rêves et de trivialité, de départs et d’arrivées. Autant d’éléments qui sont à la fois dits (dans le texte, par les comédiens, par la mise en scène) et montrés visuellement, plastiquement, par les éclairages et le fameux espace circulaire comprenant quatre entrées. Le « cercle » scénique métaphorise ainsi l’imagination de l’héroïne : c’est une chambre close qui se remplit d’objets, d’animaux et de figures imaginaires. Parfois même, de cadavres. Le cercle renvoie aussi à un espace concret : le lieu où travaille Estelle (l’abattoir qui contient une chambre froide). Le cercle figure également le trou noir (lorsque les spectateurs sont plongés dans l’obscurité) ou le cosmos : or, Estelle s’interroge aussi bien sur les étoiles dans le ciel que sur le lieu « où vont tous les produits que les gens achètent, avalent et évacuent ». Enfin, le cercle symbolise le divin, l’inconnu que cherche à voir Estelle au début et à la fin de la pièce, et qu’elle espère dévoilé, sous une forme artistique, au théâtre. Si Estelle échoue en partie dans sa quête, Pommerat accomplit la prouesse de nous laisser entrevoir, grâce à sa pièce, une partie du mystère et de l’enchantement qu’Estelle ne cesse d’appeler de ses vœux… ¶
Lorène de Bonnay
Ma chambre froide, de Joël Pommerat
Éditions Actes Sud-Papiers
Cie Louis-Brouillard • 37 bis, boulevard de la Chapelle • 75010 Paris
01 46 07 33 89
Mise en scène : Joël Pommerat
Assistant à la mise en scène : Pierre‑Yves Le Borgne
Stagiaire à la mise en scène : Peggy Thomas
Avec : Jacob Ahrend, Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Lionel Codino, Serge Larivière, Frédéric Laurent, Ruth Olaizola, Marie Piemontese, Dominique Tack
Direction technique : Emmanuel Abate
Scénographie et lumière : Éric Soyer
Collaboration à la lumière : Jean‑Gabriel Valot
Collaboration aux accessoires : Thomas Ramon
Costumes et corps d’animaux : Isabelle Deffin, avec Morgane Olivier et Karelle Durand
Sculptures et têtes d’animaux : Laurence Bérodot et Véronique Genet, avec l’aide de Mélodie Alves, Katell Auffret, Lise Crétiaux et Marie Koch
Collaboration aux perruques : Nathalie Regior
Recherche iconographique : Isabelle Deffin
Recherches, documentations : Martine De Michele et Garance Rivoal
Son : François Leymarie et Grégoire Leymarie
Photo : © Élisabeth Carecchio
Ateliers Berthier • angle de la rue Suarès et du boulevard Berthier • 75017 Paris
Réservations : 01 44 85 40 73
Du 7 au 24 juin 2012 à 20 heures, le dimanche à 15 heures, relâche le lundi
Durée : 2 h 15
28 € | 6 €
Ma chambre froide a obtenu le grand prix de la Critique 2010-2011, ainsi que le molière 2011 de la Mise en scène