Entre Rue des boutiques obscures et Boulevard du crime…
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
On ne lit plus beaucoup, aujourd’hui, l’œuvre unique d’Isidore Ducasse, alias comte de Lautréamont, « les Chants de Maldoror ». C’est donc tout à l’honneur de Michel Raskine de nous proposer une version de ce texte magnifique, sulfureux, énigmatique, éminemment poétique, que les surréalistes encensaient.
De ces chants, il a choisi de nous faire entendre le dernier, le sixième, d’abord parce que vouloir les porter à la scène en intégralité relèverait d’un défi aussi illusoire que ridicule. En effet, ils forment un immense poème-fleuve, une sorte de pieuvre tentaculaire capable de se développer dans toutes les directions. Un texte à lire, puis à laisser reposer avant de le reprendre, en commençant, par exemple, par le chant 6. Par exemple. Car l’œuvre entière brûle les doigts.
Michel Raskine avance ensuite un autre motif à ce choix : le sixième chant est, à lui seul, une petite nouvelle. Il y est question de la séduction par lettre interposée d’un adolescent anglais de seize ans, Mervyn. Hors de son territoire familier, le jeune homme succombe à Maldoror, incarnation de l’esprit du Mal, vénéneux, expérimenté, qui lui propose une promenade initiatique et nocturne, secrète, évidemment. Au bout de cette nuit passée à arpenter les rues, dans un Paris de toutes les tentations et de tous les désirs, Mervyn n’aura plus grand-chose à apprendre en matière de transgression ; il rencontrera sa mort.
Le goût délicieux de la mort et du Mal
Autant le dire tout de suite : le livre est de ceux qui se refusent. Il nous perd dans les ruelles comme dans tout essai de clarification. Qui sont vraiment ces deux personnages ? Que signifie cette initiation ? Que suppose-t-elle ? Nous n’en saurons pas grand-chose. Les noirceurs de notre âme sont chargées de suppléer à toute description.
Par contre, ce qui est passionnant, c’est ce qu’a su en faire le metteur en scène qui signe là un de ses spectacles les plus aboutis. Il en a fait du théâtre sans jamais trahir l’auteur ni le mystère de cette œuvre.
Sur un plateau noir, trois jeunes gens en costume-cravate, mais les pieds nus, vont nous entraîner dans cette exploration de la capitale, carte en main. Ils nous emmènent de la place Vendôme au Panthéon, en passant par le pont du Carrousel ou la rue Vivienne. Le travail des lumières d’Adèle Grépinet, particulièrement virtuose, met la ville en abyme, en révèle les fantômes, comme les splendeurs. La conversation épistolaire, que tiennent Mervyn et Maldoror, est démultipliée par les trois comédiens en versions différentes, voire contradictoires, qui s’enrichissent mutuellement et, surtout, contribuent à épaissir le manteau de ténèbres qui pèse sur cette relation dangereuse. Ces trois acteurs formidables, Damien Houssier, Thomas Rortais et René Turquois, composent une sorte de ballet élégant et mystérieux, souvent extrêmement drôle. Leurs répliques s’enchaînent et se renvoient comme des balles. Ils sont insolents, provocateurs, et leur interprétation révèle tour à tour chacun des deux personnages.
Bref, grâce à Michel Raskine, dont la dextérité en matière de direction d’acteurs n’est plus à démontrer, qui conjugue à merveille amour de la littérature et maîtrise de la dramaturgie, on trouverait presque le texte limpide. Ce n’est pas le cas, fort heureusement. Ce serait trahir son auteur et lui faire injure. Mais le metteur en scène sait y instiller suffisamment d’humour et de vivacité pour que l’heure passe en un clin d’œil et que l’on garde le souvenir ébloui d’un spectacle brillant et lumineux. ¶
Trina Mounier
Maldoror / chant 6, d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, Les Subsistances à Lyon
Mise en scène : Michel Raskine
À partir de 13 ans
Interprètes : Damien Houssier, Thomas Rortais, René Turquois
Lumière, régies : Adèle Grépinet
Avec la complicité de Marief Guittier
Production : Raskine & Compagnie
Administration de production : Claire Chaize
Remerciements à Sylvestre Mercier, Stéphanie Mathieu
Accueils en résidence de création : Les Subsistances – Lyon, Bateau Feu – Scène nationale de Dunkerque
Les Subsistances • 8 bis quai Saint-Vincent • 69001 Lyon
04 78 39 10 02
Du 10 au 14 octobre 2017 à 20 heures
Durée : 1 h 05
De 10 € à 14 €
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