Barbara ou la clé des champs
Par Florence Douroux
Les Trois Coups
Au sein d’une famille en déroute, une jeune fille prend le large en adoptant l’identité de son idole, Barbara, merveilleusement incarnée par la chanteuse et comédienne Pauline Chagne. Une comédie féroce, dans laquelle alternent avec bonheur le texte de Pierre Notte, et des verbatims ou chansons de Barbara, accompagnés au piano par Clément Wlaker Viry. Une pépite à découvrir au Studio Hébertot.
Devant une table de cuisine années 70, une mère gronde. L’une de ses filles délaisse son assiette de poisson, tandis que l’autre se terre sous la table. « Et ta sœur qui ne sort de sa, de son, mais elle l’a fini, elle, elle n’a pas fait de chichis, à ton âge, non mais à ton âge. Mange-le je te dis (…). Au prix que ça coûte le poisson ». En réponse, cet extrait d’Hamlet : « Un homme peut pêcher avec un ver qui a mangé d’un roi, et manger du poisson qui s’est nourri de ce ver (…). Je suis Barbara ».
C’est dit. L’entendement et la bonne volonté d’une mère au bord de la crise de nerfs sont dépassés. Ce n’est que le début des misères familiales d’un quatuor désarticulé. L’efficacité de la langue acérée de Notte, inspirée par Jean-Luc Lagarce, est déjà annoncée, avec son humour grinçant et la force de frappe de chaque réplique. Sous le masque du rire, les malheurs intimes.
De Deneuve à Barbara : variations sur un thème de Pierre Notte
Dans sa pièce Moi aussi je suis Catherine Deneuve, Molière du Théâtre privé en 2006, figurait déjà, à la toute fin, une chanson écrite pour Barbara, chanteuse vénérée par l’auteur. « Je n’ai écrit cette chanson que pour elle, dont je connaissais tout ». Les années passent. À la demande de la jeune Pauline Chagne, harpiste, chanteuse et comédienne, admiratrice fervente elle aussi de Barbara, Pierre Notte accepte de reprendre le motif de son texte avec une autre icône : Barbara. L’idée est géniale. Il y adhère « parce que Pauline est d’une ressemblance frappante, extrême, avec la chanteuse quand elle avait vingt ans ». Mais il pose la condition « qu’elle ne se serve pas de la pièce, et qu’elle ne la serve pas, mais qu’elle en fasse un autre projet, un nouvel objet de recherche des catastrophes humaines ».
C’est ainsi qu’est recrée, comme un second opus, le récit d’une famille abîmée, boiteuse, dans laquelle chacun tente de garder le cap. Il y a l’ombre du père, parti en lâche (« tu parles qu’il se serait foulé d’un petit mot gentil »), la mère tapageuse qui préfère suffoquer d’indignation ou d’incompréhension, que se défaire dans les larmes. Il y a le fils mutique, presque toujours absent, qui n’a de mot que pour recadrer la syntaxe de cette idiote de maman, perdue dans ses accords de participe passé. Puis il y a les deux filles : l’une, déprimée et auto-mutilée, tient la chanson pour seul refuge, quand l’autre, Geneviève, trouve son salut en décidant de se glisser éperdument dans la peau et l’identité de son idole, Barbara : « Je sais ce que fais, exactement, ça je le sais, c’est tout ce que je sais, je ne sais même plus que ça ». Dans ce grand flottement, chacun sur son radeau, la mère tente encore de rallier les troupes. Mais son poulet et son cake au citron n’y suffiront pas.
Une ré-incarnation bluffante
Ce n’est certes pas un spectacle sur Barbara. Mais c’est bien à travers elle et ses chansons que Pauline-Geneviève-Barbara vient ré-enchanter un monde médiocre, tissé de faux-semblants, d’inhumanité, de traîtrise. La musique et l’identité d’une chanteuse aimée sont l’issu salvatrice. La clé des champs. Du fond du désastre, Geneviève s’envole avec L’Aigle noir, Ma maison, Septembre ou encore Mon enfance et Chapeau bas, merveilleusement interprétées. Pauline Chagne est stupéfiante dans sa métamorphose progressive. « Le prisme offert par la pièce », explique-elle, « permet d’aller très loin dans l’imitation et l’incarnation de Barbara ». La comédienne revêt les tenues de l’idole, sa coiffure, adopte son phrasé si particulier, parle, se déplace, chante… comme elle. Même voix, même allure. Oubliés la cuisine, le sang de la sœur, les vociférations de la mère perdues dans le vide, tout ce quotidien à fuir : devant son micro, une reine de la chanson est là, dans son fourreau noir. Si ce n’est Barbara, c’est donc sa sœur. Magique. Le réel s’est échappé. Une jeune fille chrysalide s’est métamorphosée et sauvée.
Autour de Pauline Chagne, hallucinante, les comédiens sont irréprochables. Flore Lefebvre des Noëttes, dans son rôle de mère hystérique et touchante, blessée et blessante, livre, avec son expérience d’humoriste, une performance de grande qualité : ruptures de ton, exagérations, exaspérations hilarantes, dans lesquelles surgissent, pourtant, les chagrins d’une vie saccagée. Des moments inoubliables, notamment cette grande plainte sur sa progéniture désaxée : « Et ma troisième, ça ma troisième, elle, ça allait, elle n’a jamais été marrante marrante, mais ça allait, et voilà qu’elle a décidé qu’elle était Barbara. Barbara, vous comprenez, rien que ça, enfin ça. Alors déjà qu’elle n’était pas drôle drôle, mais alors depuis qu’elle est Barbara (…), comment voulez-vous que je lui tienne tête ? »
Il faut enfin saluer la mise en scène de Jean-Charles Mouveaux, un « habitué » des textes de Lagarce, qui sait parfaitement jouer avec ce type d’écriture, rapide et brute de décoffrage. Un très beau travail, précis, efficace, où émergent sans cesse toutes ces petites trouvailles qui font qu’un spectacle est réjouissant. Les transitions sont parfaites, comme les entrées de scène de Geneviève-Barbara, armée d’un hachoir de cuisine ou brandissant joyeusement ses filets à provision pour le gâteau raté de maman. Tout va vite, tout est surprise, tout est rythme et contraste dans ces mots chantés, parlés, hurlés, lâchés, dans une fluidité sans faille.
Couteau, révolver, révolte, ras le bol… Derrière ce chaos, l’amour pourrait bien rapprocher les radeaux en dérive. Une dernière chanson vient caresser le cœur, pour oublier le reste. « Une dimension tragique nécessairement orientée vers un optimisme nouveau », souhaitait Pierre Notte. Tout y est. Bravo ! 🔴
Florence Douroux
Moi aussi je suis Barbara, de Pierre Notte et Pauline Chagne
Le texte Moi aussi je suis Catherine Deneuve est édité à L’avant-scène théâtre/Collection des quatre-vents
Chansons et verbatims de Barbara
Contact production ici
Mise en scène : Jean-Charles Mouveaux
Assistance à la mise en scène : Esther Ebbo
Avec : Pauline Chagne, Flore Lefebvre des Noëttes ou Chantal Trichet, Marie Nègre, Jimmy Brégy, Clément Walker Viry
Lumières : Pascal Noël
Régisseur : Thomas Jacquemart
Costumes : Bérengère Roland
Durée : 1 h 15
Dès 14 ans
Studio Hébertot • 78 bis, boulevard des Batignolles • 75017 Paris
Du 16 décembre 2022 au 2 avril 2023 , du jeudi au samedi à 21 heures, le dimanche à 15 heures
De 10 € à 28 €
Réservations : 01 42 93 13 04 ou en ligne
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ « Mauvaise petite fille blonde », de Pierre Notte, par Florence Douroux
☛ « Ma folle otarie », de Pierre Notte, par Bénédicte Fantin