« Monga », Jéssica Teixeira, Théâtre en mai, TDB, Dijon, « Cécile », Cie Chris Cadillac, Marion Duval, Les Deux Scènes, Besançon

Monga 2 - Jessica Teixeira - © Patricia Almeida

Au théâtre des monstrueusement vraies

Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups

Sur scène, deux femmes à poil(s), vérité crue, vérité qu’on croit : Jéssica Teixeira et Marion Duval. Deux monstrations qui dressent les poils. Dans un monde qui semble gangréné par l’imposture et le mensonge, voici deux spectacles qui, paradoxalement, font du théâtre le lieu du réel. Une percutante autorisation à être soi !

Bouleversée par ces mises en scène de femmes dans le plus simple appareil, j’ai eu envie d’aller caresser et soulever la peau de la vérité nue. Le spectacle, total, brut, offre ici une générosité corrosive. Alors que le théâtre est considéré comme l’art du faux, boîte noire où se joue l’artifice, la mimesis et l’artefact, il semble devenu le lieu où s’exp(l)ose le vrai. Et ces temps où règne le fake, voilà un retournement digne des rouages de la société du spectacle ! Le théâtre, lieu refuge du vrai ? Pléonasme de réalité ?

Dans ces deux propositions artistiques qu’un océan sépare (Brésil-Suisse), on retrouve le même type de préambule qui balaie une approche bourgeoise du théâtre. On est littéralement projeté dans la performance de Jéssica Teixeira, sans transition avec le monde extérieur. Une chanson rageuse se joue déjà sur le plateau tandis que le public s’installe. Elle dénonce le déni face à la montée du néo-conservatisme et du fascisme : racisme, homophobie, travail esclave… Son refrain assène : « le réel résiste ». Et voilà qu’apparaît l’artiste, nue face à nous, masque de gorille, cage thoracique singulière. Son « corps étrange aux courbes sinueuses », comme elle le nomme, nous convoque. Terrasse les regards validistes. Elle décrit minutieusement le dispositif scénique intimiste et présente son équipe dont une étourdissante traductrice en langue des signes. La confusion nous sonne : sommes-nous dans le réel, un et absolu, ou plutôt dans la réalité, soit une représentation du réel ?

Dans Cécile, c’est Marion Duval, metteuse en scène inclassable, qui décoche sur le plateau un de ses manifestes dont elle a le secret. Le Spectacle de merde, notamment, nous prévenait de la sape de sa classe sociale et des codes étriqués de l’art dramatique. Ici, elle rue dans les brancards en nous faisant tout simplement cadeau de son amie. Elle nous présente donc Cécile, une personnalité solaire : « Sa générosité sans bornes et sa joie contagieuse m’ont permis de briser des barrières et des peurs qui étaient profondément ancrées en moi. Un peu par gratitude, un peu pour partager tout ça avec le public, j’ai voulu lui dédier un spectacle. » Grande silhouette longiligne, en jean sur une chaise, voici donc Cécile Laporte, au pied d’un écran vidéo où des titres la renvoient à des épisodes forts de son parcours. Elle va nous raconter sa vie. Pendant plus de trois heures trente.

Vous êtes là ?

Vous êtes là On est rarement autant pris à parti. Les deux performeuses jouent sur leur personnalité massue, certes, mais avant tout sur un corps comme mur contre lequel on se cogne, dans une qualité de présence qui rappelle la performance de Marina Abramović, The Artist is present. Oui, elles sont là, intensément là. En adresse directe avec le public, les yeux dans les yeux, avec un humour tranchant. Jéssica interroge vraiment ses spectateurs : Comment t’imagines-tu à cent ans ? Est-ce que quelque chose te manque ? Que crois-tu qu’il me manque ? Elle nous touche au sens propre, invite à boire dans sa bouteille de Cachaça. Cécile, quant à elle, échange avec la salle éclairée, se laisse porter à bout de bras par le public, en mode concert punk. Toutes deux proposent de danser avec elles. Nous naviguons dans le régime de la co-présence. Du contact. Ultra sollicités.

“Cecile”, cie Chris Cadillac © Mathilda Olmi

De Cécile, on apprend des histoires hallucinantes. Elle déroule ses inventives errances professionnelles, son court internement dans un service psy, des scènes de clown à l’hôpital, son porno-activisme ou encore ses immersions dans les ZAD. Sa douce excentricité nous libère… et nous fait craindre la décompensation. Quelques épisodes cessent le récit sur chaise et prennent de la distance par le truchement de la comédie musicale, du burlesque ou de la chorégraphie : une échappée des faits réels ? Mais que se passe-t-il quand la langue se délie, que la parole délire vrai, que l’enthousiasme entraîne au-delà du raisonnable ? Le pacte de crédulité est aboli, un rideau se déchire entre le spectacle et le réel. S’agit-il de l’abolition de la fiction bourgeoise, d’une ode à la liberté ou d’un questionnement de la norme ? La force documentaire de la première personne, en chair et en os, nous explose à la figure.

« Who is a freak show for you baby ? »

Jéssica cultive l’art d’être nue. « Rien à voir avec être déshabillée », précise-t-elle. En intimité profonde avec cet autre nous-même, sa joie d’être là, et la nôtre, nous nous appuyons sur sa verticalité insolite. « L’art, à coup sûr, est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art », comme l’écrivait Filliou. Tandis que les images kaléidoscopiques foisonnent, le mot courage tambourine dans notre tête. Elle est venue coller un grand coup de boule à facettes à l’ère de la post-vérité. Elle déboulonne les puissants et leur vision de la réussite, l’usage mercantile et voyeur du monstrueux. Elle est l’Autre qui s’impose. Elle chante à l’intersection des luttes. Icône politique. Impossible de détourner les yeux.

Là où les projets diffèrent, c’est à l’endroit de la métaphore et de l’allégorie. Jéssica Teixera a déjà bâti un solo biographique, E.L.A. Ici, elle choisit d’élargir sa portée en rendant hommage à celle qui l’a inspirée, la chanteuse Julia Pastrana, surnommée la « femme-singe ». Née en 1834, cette femme autochtone mexicaine souffrant d’hypertrichose était exhibée dans un cirque par son mari. Elle mourut en couches, à 26 ans. Sa dépouille rachetée et exposée dans des universités, musées et même une collection particulière, connut bien des offenses avant d’être rendue au Mexique. Elle ne connut un repos décent qu’en 2013. « Mythe ou réalité ? » interroge Jéssica à chaque épisode scandaleux. « RÉALITÉ ! » crie le public.

« Monga », Jessica Teixeira © Patricia Almeida

Cécile est réifiée par Marion Duval. Objet de curiosité, elle aussi. Parfois, le dispositif frôle la manipulation du freak. Je préfère penser qu’il s’agit non pas de l’exhibition d’une fofolle (par ailleurs femme et comédienne parfaitement saine), mais bien d’une célébration du plaisir de se réinventer. Même si on sent Cécile davantage sur le fil du rasoir, quasi sans filet. Car c’est bien d’elle dont il s’agit ici, d’autant plus crûment quand elle joue dans la ville où elle vit, Besançon.

Je suis ressortie de ces deux « entresorts-rencontres » chargée de présence. Inspirée par tant de liberté radieuse. Persuadée que la frontière est très poreuse entre (se) représenter et être (soi). Entre fiction du « je », possibilité de refuser le masque social et le jeu. La cloison est si mince qu’il est de notre devoir de la lacérer régulièrement pour accéder à des épiphanies de vérité. Notre monde a urgemment besoin qu’on lui donne sa parole.

Stéphanie Ruffier


Monga, de Jéssica Teixeira
Le texte est auto-édité par la compagnie
Direction, dramaturgie et performance : Jéssica Teixeira
Direction artistique : Chico Henrique
Direction musicale et musique : Luma, Juliano Mendes
Direction technique et conception lumière : Jimmy Wong
Direction de la vidéo, photographie et opératrice caméra : Ciça Lucchesi
Préparation du corps : Castilho
Régisseur son : Aristides Oliveira
Traduction française par Michèle Ritz Rodrigues Nascimento
Durée : 1 h 20
Déconseillé aux moins de 16 ans
Traduit en direct en langue des signes française

TDB CDN de Dijon • Atheneum • 21000 Dijon
Dans le cadre de Théâtre en mai, du 23 mai au 1er juin 2025, et de l’Année du Brésil

Tournée française :
• Les 6 et 7 juin, dans le cadre du festival Lattitudes contemporaines, à Lille (59)
• Le 10 juin, à L’Atelier de Paris (75)

Cécile, Cie Chris Cadillac
Site de la compagnie
Conception : Marion Duval et Luca Depietri (KKuK)
Mise en scène : Marion Duval
Performance : Cécile Laporte
Dramaturgie : Adina Secretan
Collaboration artistique, régie plateau et chant : Louis Bonard
Jeu et régie plateau : Sophie Lebrun, Papi, Maxime Gorbatchevsky
Scénographie et lumières : Florian Leduc
Costume et marionnette : Séverine Besson
Dessin et sculpture : Djonam Saltani
Son et composition : Olivier Gabus
Images, régie générale et régie plateau : Diane Blondeau
Animations 3D : lommy Sanchez et Lauren Calero
Collaboration scénographie et construction : Iommy Sanchez
Consultation philosophique : Giorgio Palma (KKuK)
Collaboration images : Felix Bouttier
Durée : 3 h 30
Dès 16 ans

Les 2 scènes, scène nationale de Besançon • 25000 Besançon
Les 16 et 17 avril 2025

Tournée à venir ici

À découvrir sur Les Trois Coups :
Le Spectacle de merde, Chris Cadillac, par Stéphanie Ruffier

Photo de une : « Monga », Jessica Teixeira © Patricia Almeida

 

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