Ça déchire grave !
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
La Révolution, ça fait mal, surtout quand elle débouche sur la Terreur. « Notre terreur n’est pas de soigner un ulcère, c’est de l’ouvrir », précise Sylvain Creuzevault, le metteur en scène. Un spectacle passionnant d’un jeune collectif prometteur présenté dans le cadre du Festival d’automne à Paris.
Le D’ores et déjà, groupe de jeunes acteurs réunis dans un même esprit de recherche depuis 2002, travaille collectivement sur des textes. Après Visage de feu de Mayenburg ou Baal de Brecht, il a créé le Père Tralalère (présenté également à la Colline du 14 au 31 octobre 2009). Notre terreur est leur dernier opus, un spectacle pour dix acteurs et six techniciens, entièrement bâti sur des improvisations. Reprenant là où Büchner s’est arrêté, la Mort de Danton, la pièce du collectif interroge la chute de Robespierre, son dernier jour. Nous sommes en 1794. À la tribune de la Convention nationale, Saint‑Just tente de défendre Robespierre des accusations de tyrannie qui pèsent sur lui. C’est peine perdue. Dans la nuit, celui-ci, jugé hors la loi, succombe à une balle de pistolet dans la mâchoire, dont on ne saura pas si elle a été tirée par un gendarme ou par lui-même.
Liberté-Égalité-Fraternité
Quand la pièce commence, les mots ont déjà remplacé les actes. La Révolution n’est plus que l’ombre d’elle-même. À huis clos, les membres du Comité de salut public qui gouvernent alors la France, dix hommes sur les douze existants, dont Robespierre, le plus célèbre d’entre eux, siègent autour d’une table, traitent des affaires courantes, débattent, votent… En somme, s’exercent à la démocratie. En avant toute ! Les procès-verbaux des séances de la Convention ont à peine le temps d’être rédigés qu’on passe à d’autres décrets, tous plus injustes les uns que les autres. Il s’agit de régler le sort de tous les ennemis de la Révolution : les traîtres, les conspirateurs, les calomniateurs, les opposants, les innocents… Et que ça saute ! Ou plutôt que les têtes tombent, car la guillotine continue de faire des victimes. Cette justice expéditive vise à asseoir la première république de l’histoire de France. Coûte que coûte. Debout, certains des commissaires tentent de convaincre les spectateurs transformés pour l’occasion en députés. Ils ont à gagner la confiance du peuple, mais ils sont au-dessus des lois : « On ne négocie pas avec l’intérêt général ». Ils s’y croient, ces commissaires. Ils se la jouent même ! En fait, ils se lèvent beaucoup, comme ces enfants hyperactifs qui ne restent pas longtemps en place.
Mais oui… Ces acteurs, là devant nous, ils jouent. Ces personnages, qui devaient pourtant se prendre bien au sérieux, suivent les règles d’un jeu de société et de stratégie passionnant. Une carte pour positionner les armées, un taille-crayon à la forme éloquente pour affûter sa mine, il y a tout ce qu’il faut. Dans ce jeu de rôles, la galerie est presque complète : le scientifique, le chef des armées, le juriste, le politicien, l’économiste et même l’artiste. Ceux-là se chamaillent tant qu’ils peuvent. À moins que ces hommes qui s’affrontent sans ménagement, l’esprit enfiévré par l’exaltation révolutionnaire, ne soient de jeunes militants faisant à leur tour l’apprentissage de la démocratie ? Après le récit de Saint‑Just, morceau de bravoure de l’exceptionnel Vladislav Galard, toute la deuxième partie du spectacle grossit le trait. Ça hurle, ça gesticule, ça fume à tout va : « On a soif de justice et faim de patrie », clament-ils. C’est très drôle, car la crise historique se mue en crise hystérique. L’égalité ne va pas de soi, décidément ! Après cette farce, la franche camaraderie cède la place à l’onirisme. Ou plutôt le cauchemar dans lequel les protagonistes sombrent peu à peu.
Du comité au collectif
Cette pièce très dense et documentée ravira les historiens, comme les philosophes. Tous les lycéens devraient aussi venir à la Colline pour mieux comprendre les enjeux de cette période fondatrice de notre société. Mais ce spectacle ne se réduit pas à une pièce historique. Sylvain Creuzevault et ses compagnons, nourris de Brecht, réfléchissent sur la forme que peut revêtir aujourd’hui un théâtre politique. Ces enfants des années quatre-vingt se souviennent du bicentenaire de la Révolution. Ils ont surtout en mémoire la chute du mur de Berlin, survenue deux cents ans après la Révolution, évènement analysé par nombre d’historiens comme la fin du socialisme et le triomphe du capitalisme. Tandis que ce prétendu vainqueur traverse aujourd’hui une de ses plus graves crises, le collectif choisit de questionner les révolutions, ces mouvements qui renversent les ordres sociaux existants. Comment la Ire République, symbole de la démocratie, a-t-elle pu se transformer en dictature ? Comment ces utopistes aux buts si humanistes ont-il pu faire de la terreur un des ressorts de leur gouvernement ? Comment le siècle des Lumières a-t-il pu ainsi s’achever dans le sang ?
Le collectif nous donne à voir tout cela à bonne distance. Les voix discordantes se mêlent dans des chants très justes. Le spectacle s’élabore selon un procédé dialectique qui va du concret du plateau au recul de l’analyse. On passe de ce temps ramassé à des temps plus ouverts, propres au poème et aux problématiques : « La révolution est-elle un accélérateur ou une décélération de l’histoire ? », se demande d’ailleurs l’un d’entre eux. Le ton ironique ou détaché de certains nous aident à y voir clair. Tout est d’une grande transparence. Enfin, la réflexion politique au cœur de Notre terreur alimente celle sur le fonctionnement de la compagnie D’ores et déjà caractérisé par l’absence de hiérarchie entre metteur en scène et acteurs. Comme après une autre révolution, celle de 1968 : « Il est très difficile de se soustraire à une autorité sur un plateau sans rejoindre les délires des années 1970 ! Notre travail collectif consiste à trouver le processus qui ne rende pas le metteur en scène plus important que l’acteur », précise Sylvain Creuzevault. Quarante ans après, serait-ce également utopique de travailler sans prendre en compte le phénomène de vedettariat qui domine sur nos scènes ? Avec son ascension fulgurante, en termes de reconnaissance des professionnels et de succès public, le collectif, sans doute soumis à une pression grandissante, a dû voir ses relations internes se transformer. C’est pourquoi, au moment où tout bascule, vers le milieu de la pièce, Robespierre s’efface pour montrer le comédien (l’excellent Éric Charon), en proie au doute. Jeté sur la scène, de l’autre côté des coulisses, le petit roi qu’il est devenu en endossant le rôle de Robespierre le projette dans la fosse aux lions.
Bref, le processus de travail est tout à fait adapté avec son objet. Rien d’étonnant, aussi, à ce que cette création voit le jour à ce moment précis de développement du collectif, à qui il faut souhaiter longue vie, car leur travail est formidable. Oui, ça « déchire grave » ! La force du propos, la densité du texte, l’intelligence de la mise en scène, cette écriture scénique fondée sur l’engagement individuel des comédiens, la précision de la direction d’acteur, le travail scénographique remarquable de Julia Kravtsova, tout cela fait de Notre terreur un spectacle déjanté et réfléchi à la fois, qui plaira à toutes les générations confondues. ¶
Léna Martinelli
Notre terreur, création collective de la Cie D’ores et déjà
Mise en scène : Sylvain Creuzevault
Avec : Samuel Achache, Cyril Anrep, Benoît Carré, Antoine Cegarra, Éric Charon, Sylvain Creuzevault, Pierre Devérines, Vladislav Galard, Lionel Gonzalez, Arthur Igual, Léo‑Antonin Lutinier
Scénographie : Julia Kravtsova
Costumes : Pauline Kieffer
Marionnettes et masques : Joseph Lapostolle et Loïc Nébréda
Photo : © Marine Fromanger
La Colline (Petit Théâtre) • 15, rue Malte-Brun • 75020 Paris
Réservations : 01 44 62 52 52 | 01 53 45 17 17
Du 16 septembre au 9 octobre 2009, du mercredi au samedi à 21 heures, le mardi à 19 heures et le dimanche à 16 heures
Durée : 2 h 15
De 8 € à 27 €
Tournée
- Du 24 novembre au 4 décembre 2009, Théâtre des Célestins à Lyon, 04 72 77 40 00
- Du 17 au 25 mars 2010, Nouveau Théâtre d’Angers, centre dramatique national des Pays de la Loire, 02 44 01 22 22