Les chiens aboient, la caravane passe
Par Solenn Denis
Les Trois Coups
« Nous avons les machines », le nouveau spectacle des Chiens de Navarre, se déploie en inventions pour que tu fasses risette. C’est un peu le grand n’importe‑quoi, pourtant cela a du sens. Tu ne sais pas encore lequel, mais tu sens que ça a du sens…
Tu as ri, tellement. Comme toute la salle, tu t’es bidonnée du début à la fin, divertie de haut en bas. Il faut dire que les comédiens sont fantastiques, chacun faisant des propositions fortes, le corps et la tête investis d’énergie et d’à‑propos. À des situations banales ou outrancières, leur jeu oscille entre subtilité et grand‑guignol de manière efficace et maîtrisée. Chaque réplique fait mouche, ça se répond du tac au tac, c’est vif, enlevé, tu peux à peine respirer. Jean‑Christophe Meurisse, qui dirige cette mise en scène collective, rassemble tous les élans des acteurs, également auteurs, en tentant de donner une direction solide à leur force de propositions. Mais la direction, tu peineras à la suivre…
Tout d’abord, la pièce commence par l’hyperréalisme d’une réunion où l’adjoint au maire de Saint‑Martin‑en‑Layes a convié quelques figures de la vie associative à discuter des derniers préparatifs d’une manifestation miteuse. Plus tard, le procédé sera repris par les comédiens peints en vert qui jouent aux extraterrestres dans une ambiance de série Z et de gaudriolerie, où l’on baisse son froc et utilise son rectum pour « téléphoner » au grand chef. Et toi, tu ris comme si tu avais quatre ans et demi ! Mais quant à savoir ce qu’ils cherchent à susciter au‑delà des rires… Les enjeux t’échappent. Ce qui est montré du doigt n’est pas follement novateur ou bousculant, et tu ne vois pas le pourquoi de ce grand déballage un peu vain.
Pourtant, tu n’es pas con. Tu n’es pas la plus intelligente de la terre, mais tu n’es pas stupide quand même. Et tu sors de là, tu te sens ainsi, un peu con. Tu t’attendais à plus qu’une critique éculée de la société, à des propositions, à des révoltes, pas juste assister à notre propre nullité et t’amuser de notre sale bêtise. C’est bien beau de dire qu’on ne vaut pas un clou, mais il est où le marteau et la faucille ou la faux seulement pour enterrer cela, et planter les graines nouvelles d’autre chose ?
Après l’ultraréalisme et la gaudriole, on est aux portes de l’absurde maintenant ! Le comédien qui n’aura pas été transformé en zombie comme les autres, après avoir mangé une pastèque, deviendra leur bouc à misère. Ils le dévorent ; le dépècent. Pourtant l’effroi, malgré la débâcle de faux sang et organes, est en demi‑teinte tellement les zombies, rejouant les codes du genre, sont volontairement grotesques. Alors, la violence détournée porte à rire. Et cela t’embête que la violence soit une bouffonnerie. Comme si assumer sérieusement ce qui se joue aurait été vulgaire ou trop lourd à donner en représentation. Soyons léger, que diable ! Effleurons un peu tout, ne rentrons dans rien vraiment, et surtout pas dans le lard.
Il y a, cependant, une autre scène de violence collective qui porte en elle un début de réponse à ce grand vide de sens. Les comédiens défoncent une chaise. Cela prend bien cinq vraies minutes. Chacun s’acharne. Prises de catch, crachats, pisse, perforation. Tu comprends que, puisque s’asseoir dessus et discuter ne sert à rien qu’à tourner en rond immobile, alors il faut expulser la violence en faisant de la chaise le bouc émissaire de notre incapacité à communiquer. Elle finira dans une poubelle, on y versera de l’essence, et on l’enflammera. Qu’il ne reste rien de notre impuissance. Ils sortent tous, nous laissant face à ce feu terrible. Pourtant, nous avons encore ri. Mais, comme dans nos rues, la poubelle brûle d’un feu de rage. L’image est belle. Un peu de sens surgit à cet instant d’entre les flammes. Puisque aucun échange véritable n’est possible, alors brûlons nos vaisseaux. Et amusons‑nous.
Effectivement, tu es tombée dans le piège : on t’y a poussée et tu n’as pensé qu’à t’amuser. Tu ne te souviens même plus que, dehors, le monde est en sang et toi en larmes. Pourtant, dans le fond, le spectacle ne parle que de ça. Il brasse avec acuité les questions de violence ontologique, de l’effet de groupe, de notre superbe au rabais, de notre égoïsme mesquin, et de cette suprême incapacité à faire ensemble. On est laid, oui. On est laid, et c’est drôle. Tu as ri, de toi, de nous, tu as ri d’eux. Parce qu’il n’y a parfois sur l’instant rien d’autre à faire. Parce que mieux vaut en rire qu’en pleurer, dit‑on. Alors, rions un coup, ça ira mieux. Et si ça ne va pas mieux, bah débrouille‑toi, tu es grande. Même si on vient de te démontrer pendant une heure vingt que les coussins péteurs te font toujours rire, on t’a infantilisé uniquement pour que te revienne dans la tronche ce boomerang : tu es grande. Débrouille‑toi avec ça, ici rien ne te sera proposé au‑delà du divertissement, c’est à toi de chercher. Et tu cherches encore. ¶
Solenn Denis
Nous avons les machines, des Chiens de Navarre
Cie les Chiens de Navarre • 35 bis, rue de Reuilly • 75012 Paris
06 68 06 01 98
Site : www.chiensdenavarre.com
Mise en scène : Jean‑Christophe Meurisse
Avec : Caroline Binder, Céline Fuhrer, Robert Hatisi, Manu Laskar, Thomas Scimeca, Anne‑Sophie Sorlin, Maxence Tual, Jean‑Luc Vincent
Régie plateau : Yvon Julou
Création lumière et régie générale : Vincent Millet
Création son : Isabelle Fucjs
Photo : © Hervé Véronèse / Centre Pompidou
Théâtre de Genevilliers • 41, avenue des Grésillons • 92230 Genevilliers
Site du théâtre : http://www.theatre2gennevilliers.com/2016-17/
Réservations : 01 41 32 26 26
Du 6 au 12 avril 2012 à 19 heures, dimanche à 15 heures, mardi 10 et jeudi 12 à 19 h 30, mercredi 11 à 20 h 30, relâche le lundi
Durée : 1 h 20
22 € | 15 € | 11 € | 9 €