Orphelins solitaires
Par Sarah Elghazi
Les Trois Coups
Succès surprise du Off d’Avignon 2013, « Orphelins » marque l’entrée du Théâtre du Prisme et de son metteur en scène Arnaud Anckaert dans la cour des grands, avec un spectacle à la fois inquiétant et familier, subtil et mesuré jusque dans les accès de rage qui le traversent.
Adaptation d’une pièce du dramaturge anglais contemporain Dennis Kelly, Orphelins mêle à celui du fait-divers les fils plus ténus des relations de pouvoir dans la sphère familiale. Et c’est sans doute ce déséquilibre relationnel, cette famille si humainement dysfonctionnelle au cœur d’Orphelins qui a attiré le metteur en scène, plus que l’histoire sanglante qu’il retrace.
Thriller psychologique en huis clos, Orphelins modélise un triangle moral dont les angles apparaissent d’abord flous puis de plus en plus tranchants : la mise en scène, l’ambiance sonore, les lumières et surtout le jeu des acteurs, tout s’affûte de plus en plus jusqu’à atteindre une ligne de crête proche de l’explosion. Terriblement efficace, le texte de Dennis Kelly s’arc-boute dans le quotidien pour nous parler du monde ; débarrassée de tout artifice et antidote au pathos, la langue est carrée, viscérale, pulsionnelle, les échanges violents et secs comme des couteaux, les confessions fatales.
Chaque élément du trio est profond, ambivalent, complexe ; les trois acteurs les servent magnifiquement. La tempête sociale gronde à l’extérieur du triangle accueillant, à la lumière artificiellement tiède, aux fenêtres absentes. Le cœur de cette pièce est un monde replié sur lui-même, dont toute sortie plonge le personnage dans une ombre bien moins terrible que la clarté qui éclaire son crime. Car chacun d’eux porte un crime, une souillure et une humanité qui met tout cela en balance. La fragilité de Liam nous touche, comme la foi profonde, absurde et terrible de sa sœur Helen ; et peut-être plus encore le socle moral qui se fendille sous les coups de pression, incarné par Danny, le mari de Helen.
La peur de l’autre et de l’étranger
Helen et Liam, les Orphelins du titre ligués contre le monde, victimes et martyrs d’une histoire intime marquée par la violence sociale et familiale, s’unissent contre Danny, pour faire leur propre (in)justice et faire plier une balance que l’on pensait inébranlable. La peur de l’autre et de l’étranger, l’effet grisant d’une idée de revanche disproportionnée sur une société défaillante, la lutte contre une adversité réelle ou imaginaire deviennent la norme. Dans le huis clos aveugle de l’appartement, on se sent plus en sécurité lorsqu’il n’y a plus personne pour nous voir, lorsqu’on pense avoir éloigné la menace qui rôde pourtant davantage dans les esprits que dans les rues… Plus la chose terrible, qui dans un même mouvement engloutit et donne naissance au spectacle, se dévoile, plus les limites de compromission et de tolérance à l’horreur des protagonistes reculent.
Le personnage central, Helen, déchirée et indéfendable, à la fois douce et tranchante, joue un jeu dangereux qu’elle ne peut plus arrêter une fois lancé : défendant son frère à tout prix face à son mari, elle s’enfonce dans la manipulation et le mensonge jusqu’à ne plus se reconnaître elle-même. Dès lors, l’image même de la famille qu’elle veut sauver commence à s’effriter lentement : à l’issue de cette tempête, elle ne sera plus composée que de fantômes ou de marionnettes…
Comme un courant d’air froid entré dans un foyer en apparence tranquille et tiède, ces pulsions contradictoires font frissonner l’épine dorsale du spectacle et s’opposent au poids du culturel, du rationnel et de la culpabilité. À ces questions essentielles, Orphelins n’offre pas de réponse toute faite, mais offre une conclusion terrifiante de solitude ; les choix idéologiques ont creusé un précipice entre les êtres là où ils étaient censés les souder. L’obscurantisme, la haine, le communautarisme ne laissent derrière eux que les regrets, et la peur qui noie les individus. L’urgence sociale démontrée en une dramaturgie coup de poing. ¶
Sarah Elghazi
Lire aussi « Orphelins », de Dennis Kelly (critique de Fabrice Chêne), Présence Pasteur à Avignon
Orphelins, de Dennis Kelly
L’Arche éditeur est éditeur et agent théâtral du texte représenté
Traduction : Philippe Le Moine
Mise en scène et scénographie : Arnaud Anckaert
Avec : Fabrice Gaillard, François Godart, Valérie Marinese
Création lumières et régie générale : Olivier Floury
Création sonore : Juliette Galamez
Costumes : Alexandra Charles
Construction et accessoires : Alexandre Hermann
Sculpteur : Jacques‑Olivier Molon
Photo : © H. Dewasmes
Production : Théâtre du Prisme
Coproduction : centre culturel d’agglomération Daniel‑Balavoine à Arques, ville de Grande-Synthe
Coréalisation : la Virgule, centre transfrontalier de création théâtrale Mouscron‑Tourcoing
Le Théâtre du Prisme est conventionné à l’aide aux activités de la compagnie par la D.R.A.C. Nord – Pas-de-Calais – ministère de la Culture et de la Communication, soutenu par le conseil régional Nord – Pas-de-Calais pour ses activités, par le département du Pas-de-Calais au titre de l’implantation, ainsi que par la ville de Villeneuve-d’Ascq
Cette création a reçu le soutien de l’Adami et de la fondation d’entreprise Ocirp
L’Idéal • 19, rue des Champs • 59200 Tourcoing
Réservations : 03 20 14 24 24, de 13 heures à 18 h 30 et sur www.theatredunord.fr
Du 4 décembre au 12 décembre 2013 à 20 h 30, sauf le dimanche à 16 heures, relâche le lundi 9 décembre
Durée : 1 h 30
23 € | 20 € | 16 € | 10 € | 7 €