« Othello », Shakespeare, Jean-François Sivadier, Théâtre National Populaire, Lyon

Othello-Shakespeare-Jean-François-Sivadier © Jean-Louis-Fernandez

La jalousie, nécrose de l’âme

Par Trina Mounier
Les Trois Coups

Après nous avoir éblouis avec « Sentinelles » l’an dernier, Jean-François Sivadier revient avec « Othello ». Et de nouveau, la réussite est au rendez-vous. La recette ? une mise en scène tirée au cordeau et deux acteurs de tout premier plan : Nicolas Bouchaud dans le rôle de Iago et Adama Diop en Othello.

L’argument est simple : au début, Othello, le Maure de Venise, a épousé en secret Desdémone qu’il aime passionnément. À la fin, Othello, fou de douleur, tue Desdémone. Durant les trois heures et demie qui séparent L’acte I et l’acte V, un homme, Iago, a laissé la haine l’envahir au point de mettre en œuvre une machination diabolique : pénétrer, ensorceler le cœur pur d’Othello et y insuffler le venin de la jalousie. On a longtemps retenu de cette tragédie les ravages de la jalousie et vu en Othello un homme jaloux.

Mais la lecture que propose la magnifique traduction de Jean-Michel Déprats déplace le curseur. Le jaloux, c’est Iago lui-même pris dans une haine qui le dévore tout entier. Certes, il a quelques bonnes raisons de détester son général qui lui a préféré un autre lieutenant, mais cela ne suffit pas à expliquer la haine totale qui s’empare de lui, ni la fixation sur Othello. Il ne peut ni le voir, ni en parler, sans que le désir de le détruire ne s’exprime. Comme s’il ressentait une véritable répulsion, en tout cas une aversion presque physique, instinctive : Othello est noir et pourtant tendrement aimé d’une noble jeune fille ; il est noir et pourtant général admiré et écouté ; pis encore, il est sans méfiance, l’imbécile ! Le racisme le plus rance habite Iago.

La machination de ce dernier n’est pas une simple vengeance. Il veut qu’Othello souffre, perde celle qu’il aime, devienne à son tour comme lui. Et il y parvient. Il va rendre Othello fou de jalousie par un stratagème qui met en jeu d’autres personnages, qu’il compromet ainsi à leur tour, en fomentant la discorde partout où il passe, à l’intérieur du couple, dont l’amour lui fait mal. Ce faisant il est pris dans une euphorie de toute puissance mortifère.

Touche pas à la femme blanche

Une fois de plus, il faut rendre hommage au dramaturge, à sa science de la nature humaine, à sa capacité à dérouler les intrigues, mais aussi à Jean-Michel Desprats qui signe là une traduction moderne, nerveuse dans une langue somptueuse. Bravo aussi à Jean-François Sivadier qui a pris quelques libertés d’adaptation lesquelles, loin de trahir le propos, le renforcent et le rendent immédiatement percutant.

© Jean-Louis Fernandez

C’est encore Jean-François Sivadier qui signe la scénographie. Celle-ci évoque fort subtilement le huis clos vénéneux que peut représenter Venise, entourée d’eau. Point de palais, mais de grands plateaux de bois suspendus à cour et jardin qui oscillent doucement, fermant le décor et le rendant mouvant, dans le même temps. En fond de scène de grands rideaux de plastique cachent et révèlent les coulisses, des palais comme du théâtre.

Et puis saluons cette distribution étincelante. Ils sont sept sur le plateau et tous sont excellents, que ce soit Cyril Bothorel en figure paternelle, Stephen Butel (Roderigo), Gulliver Hecq (Cassio), Jisca Kalvanda (Emilia) ou la jeune Émilie Lehuraux en Desdémone. Et, bien sûr, Adama Diop dans le rôle-titre qui, amoureux et ami naïf, va se laisser convaincre par les mensonges de Iago, envahir par le doute et le désespoir, qui vont faire de lui le monstre que chacun porte en soi. Même les purs, semble nous dire Shakespeare.

Quant à Nicolas Bouchaud, fielleux et mielleux c’est selon, calculateur cynique, ce n’est pas par l’amour mais par la haine qu’il « est tout entier à sa proie attaché ». Son jeu est tel qu’on a parfois du mal à le reconnaître avec ce regard mauvais, ce pli amer, ce sourire sardonique qu’il souligne d’un trait rouge façon Joker. Il est tout simplement terrifiant, tant il prend le pouvoir sur tout le monde, en maître consommé des mots et des sous-entendus. Son dernier geste, quand il est promis aux pires tortures pour ses crimes, digne d’un grand acteur, est un bras d’honneur, montrant le peu de cas qu’il fait des hommes et de lui-même. 🔴

Trina Mounier


Othello, de William Shakespeare

Traduction : Jean-Michel Déprats
La pièce est publiée par L’avant-scène théâtre
Mise en scène et scénographie : Jean-François Sivadier
Collaboration artistique : Nicolas Bouchaud et Véronique Timsit
Avec : Cyril Bothorel, Nicolas Bouchaud, Stephen Butel, Adama Diop, Gulliver Hecq, Jisca Kalvanda et Émilie Lehuraux
Avec la participation de : Christian Tirole et Julien Le Moal
Scénographie:Jean-François Sivadier, Christian Tirole et Virginie Gervaise
Lumière : Philippe Berthomé et Jean-Jacques Beaudouin
Son : Ève-Anne Joalland
Costumes : Virginie GervaiseAccessoires : Julien Le MoalRégie générale : Jean-Louis ImbertAssistante à la mise en scène et à la tournée : Véronique Timsit

Théâtre National Populaire • Petit théâtre, salle Jean-Bouise • 8, place Lazare-Goujon • 69100 Villeurbanne
Du 26 janvier au 4 février 2023
Durée : 3 h 30 (entracte compris)
Réservations : 04 78 03 30 00 ou en ligne

Tournée :
Les 8 et 9 février, Le Bateau Feu, scène nationale de Dunkerque
• Les 15 et 16 février, Théâtre de l’Archipel, scène nationale de Perpignan
• Du 22 au 25 février, TNBA Bordeaux
• Du 1er au 4 mars, La Comédie de Saint-Etienne
• Du 18 mars au 22 avril, Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris
• Du 26 au 28 avril, MC2 Grenoble
• Du 4 au 6 mai, Châteauvallon-Liberté, scène nationale de Toulon
• Du 10 au 13 mai, Théâtre de la Cité, CDN Toulouse Occitanie
• Les 24 et 25 mai, L’Azimut, Antony/Châtenay-Malabry

À découvrir sur Les Trois Coups :
Un ennemi du peuple, d’Henrik Ibsen, par Lorène de Bonnay
Sentinelles, de Jean-François Sivadier, par Trina Mounier
Entretien avec Nicolas Bouchau, par Lorène de Bonnay

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