De l’ombre à la lumière
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Après un cycle consacré aux grandes figures mythologiques, François Veyrunes présente le premier volet de sa trilogie « Humain trop humain » : « Outrenoir » une chorégraphie puissante. L’occasion, pour la cie 47•49, de fêter ses trente ans, avec la parution d’un magnifique ouvrage. Emilio Calcagno a aussi le vent en poupe. Dans « Storm », le directeur de l’Opéra Grand Avignon perturbe la grammaire des corps grâce à d’imposants ventilateurs sur scène. Une autre œuvre qui se réfère aux grands récits, cette fois-ci le déluge. Deux spectacles vertigineux !
« Outrenoir » : danse de combat
Pour investir les profondeurs de l’être en prise avec lui-même, François Veyrunes s’inspire ici de l’œuvre de Pierre Soulages et de sa quête du « noir lumière ». Explorant les limites et notre capacité à aller toujours au-delà, ses interprètes s’engagent dans une entreprise singulière, semblables à des atomes dans un champ gravitationnel.
En terre inconnue, face à eux-mêmes, les danseurs convoquent leurs ressources pour accéder à une forme d’émancipation. De nombreux portés défient la pesanteur, mais ils cherchent aussi à s’enraciner, tout en s’étirant, en suspension. Y parvenir nécessite de beaucoup répéter le mouvement, d’être sensible à d’infinies variations et modulations. De résister, au bord de l’abîme.
En référence à Merce Cunningham, auprès de qui il s’est formé, François Veyrunes travaille les oppositions physiques, avec rigueur et souplesse à la fois. La propagation du mouvement et le transfert du poids construisent, dans un mouvement sans retour en arrière, une gestuelle non symétrique, dans une forte mobilité articulaire. L’ensemble est très fluide, en osmose avec l’univers sonore, tout en vibrations et en souffle.
Cette danse acrobatique, au plus près du sol, rend bien compte des tensions et conflits, au dedans et en dehors. Cet ancrage salutaire fait penser au hip hop, mais au ralenti. On sent aussi l’inspiration japonaise. Cette écriture radicale rend compte des pulsions du monde, comme des questionnements sur la posture de l’interprète dans la représentation, l’être plutôt que le paraître. Les individus se révèlent aussi par leurs interactions, donc dans les mouvements d’ensemble.
Métaphore d’un monde où l’homme cherche à se (main)tenir debout, Outrenoir se nourrit de l’engagement citoyen de cette compagnie auprès des exclus, au plus près de la dignité humaine. Une chorégraphie à contre-courant des tendances frénétiques actuelles (Jan Martens, (La)Horde), Hofesh Shechter…). D’ailleurs, un livre retrace le parcours de François Veyrunes à travers ses deux triptyques, six pièces emblématiques de son œuvre : Une trilogie humaine 2014-2017 (Tendre Achille, Chair Antigone, Sisyphe Heureux) et Humain trop Humain 2019-2024 (Outrenoir, Résonance, Paradox(al)). Un ouvrage éclairant, comme le travail de cette compagnie grenobloise, trop discrète en France – associée toutefois récemment, et pour trois ans, à Château Rouge, scène conventionnée d’Annemasse. Le vent semble enfin tourner.
« Storm » : résistance baroque
À l’opposé de cette épure, la pièce baroque d’Emilio Calcagno éblouit. Sa dernière création explore le mythe du déluge. Pas moins de sept ventilateurs industriels aèrent les 14 interprètes, mais surtout défient leurs équilibres. Du vent, le chorégraphe Emilio Calcagno tire une écriture de la contrainte, déployée en une série de tableaux en duo, quatuor ou ensemble, avec des corps perpétuellement en tension. Il s’agit toutefois moins de lutter contre les masses d’air, que de mettre en jeu de nouvelles forces physiques.
Conçues en trois temps (hier, aujourd’hui, demain), Storm joue des codes en conjuguant pointes, variations contemporaines et transes de Rave Party. Si un souffle novateur traverse toute l’œuvre, la technique néoclassique prédomine, avec des références au Lac des Cygnes. Exploitant au mieux les talents de son ballet, Emilio Calcagno a aussi composé avec la notion d’ensemble, l’espace, les diagonales.
Le fantôme de Pina Bausch plane également avec, entre autres, une dimension théâtrale clairement assumée. Les costumes sont omniprésents. Puisant dans l’important stock de l’Opéra, le chorégraphe a conçu des silhouettes que l’on croirait tout droit sorties des tableaux de Velasquez. Au fur et à mesure, le interprètes se délestent, pour finir juste revêtus d’un tissu blanc très fin. Le cycle peut reprendre. Ces couches d’histoires sont une belle métaphore : le vent balaie les oripeaux du passé pour laisser place à une forme de renouveau.
Une belle réussite pour cette première création avec le Ballet de l’Opéra Grand Avignon, dont les interprètes sont évidemment virtuoses. 🔴
Léna Martinelli
Outrenoir, de François Veyrunes et Christel Brink Przygodda
Site de la cie 47•49 François Veyrunes
Chorégraphie et dramaturgie : François Veyrunes et Christel Brink Przygodda
Univers plastique : Philippe Veyrunes
Univers sonore : François Veyrunes
Avec : Nicolas Garsault, Emily Mézières, Geoffrey Ploquin, Sarah Silverblatt-Buser, Francesca Ziviani
Durée : 1 h 05
La Scierie • 15, bd du Quai St-Lazare • 84000 Avignon
Du 7 au 19 juillet 2023 (jours impairs), à 15 h 35
De 8 € à 17 €
Réservations : 04 84 51 09 11 ou en ligne
Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 7 au 29 juillet 2023
Plus d’infos ici
Tournée ici :
• Les 14 et 15 novembre, Bonlieu scène nationale d’Annecy (74)
• Printemps 2024, Château Rouge, scène conventionnée d’Annemasse (74)
• Printemps 2024, Hexagone, scène nationale de Meylan (38)
Humain trop Humain de 2019 à 2024, photographies de Guy Delahaye, texte de Marie José Sirach
Parution le 5 juillet 2023, 304 p. (207 photos), 39 €
Storm, d’Emilio Calcagno
Ballet de l’Opéra Grand Avignon
Chorégraphie : Emilio Calcagno
Avec : Arnaud Bajolle, Sylvain Bouvier, Lucie-Mei Chuzel, Béryl De Saint Sauveur, Aurélie Garros, Allan Gereaud, Joffray Gonzalez, Léo Khebizi, Anastasia Korabov-Botalla, Kiryl Matantsau, Marion Moreul, Ebony Murray, Veronica Piccolo, Ari Soto
Création musicale originale : Mathieu Rosso et Denis Guivarch
Décors et Lumières : Hugo Oudin
Durée : 1 heure
La Scala Provence • 3, rue Pourquery de Boisserin • 84000 Avignon
Du 7 au 9 juillet 2023, à 10 heures
De 10 € à 25 €
Réservations : 04 65 00 00 90 ou en ligne
Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 7 au 29 juillet 2023
Plus d’infos ici