Siméon, Schiaretti, Terzieff : trois poètes à l’Odéon
Par Cédric Enjalbert
Les Trois Coups
Sonnez tambours et trompettes, Laurent Terzieff est de retour à l’Odéon ! Il jouait « Tête d’or » à la réouverture du Théâtre de l’Europe en 1959. Le voici aujourd’hui dans « Philoctète », une variation du poétique Siméon sur Sophocle, montée avec brio par Christian Schiaretti. Les trois poètes touchent juste.
« Oh étrangers, qui êtes-vous ? » Premiers mots du corps Terzieff, cet infatigable corps sec qui, à lui seul, crie, pleure, hurle, et rit, inimitable leçon d’antithéâtre, trop beau pour y croire. Laurent Terzieff est de retour à l’Odéon (voici cinquante ans, il interprétait Cébès dans Tête d’or, dirigé par Jean‑Louis Barrault) ; il revient avec l’aisance des maîtres. Son visage creusé, ses mains longues, fines et osseuses, ses cheveux gris de pierre, font un Philoctète magnifique. Philoctète ? En deux mots d’histoire grecque, disons que Philoctète est un vaillant archer, invincible depuis qu’Héraclès lui a donné des armes divines, mais abandonné par les siens sur l’île Lemnos, pour un pied si fétide qu’il repousse âme qui vive. Au jeu des sept familles, Philoctète est entre Tantale et Sisyphe. Il souffre et empeste, condamné à la solitude.
Freud en aurait fait ses choux gras, mais Christian Schiaretti évite les digressions pseudo-analytiques. Aujourd’hui directeur du T.N.P. de Villeurbanne et enseignant à l’Énsatt (École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre), il a étudié la philosophie. Aussi son Philoctète est-il une histoire politique, bassement d’abord : le guerrier est contraint à l’exil pour un pied pourri, le genre de sale plaie qui pue. Mais on sait le retrouver quand ses flèches sacrées seules peuvent faire tomber Troie. Les Grecs devront finasser pour approcher l’ermite rongé par la rancune (curieuse analogie avec son pied, lui aussi rongé). Ulysse envoie donc le jeune Néoptolème, fils d’Achille plein de ruse, pour gagner sa confiance. Il n’avait pas embarqué avec l’armée hellène et doit faire croire à Philoctète qu’il maudit ses compatriotes depuis qu’ils ont remis les armes de son père décédé à Ulysse. Nouvelle trahison qui fait dire à l’infirme : « Tu as tué un mort et non content de défier un cadavre, il te faut la ruse encore. ». Corneille en aurait fait de beaux vers.
Jean-Pierre Siméon, lui – poète et romancier, directeur artistique du Printemps des poètes –, fait de Philoctète une tragédie de la parole, entre Aristophane et Beckett, mi-burlesque, mi-tragique. Sa langue très efficace, moderne sans modernisme, reprend la trame narrative de Sophocle pour la tisser de ses propres vers, libres, filés dans l’étoffe du monde, le nôtre évidemment. Ce monde qui dit ainsi « la condition de l’homme moderne » : « Oh étrangers / qui êtes-vous que faites-vous là ? / fous mille fois ou très égarés / pour imaginer aborder cette île / plus morte qu’une charogne de trente jours / d’où venez-vous dites de quel exil ? ».
Un simple rideau de fer dépoli, en front de scène, baigné d’un brouillard bleu, figure ce « trou d’ombre et de pierre », l’horizon noir de la « nuit immobile et muette », le mur de la parole. Ses mouvements souples et ses demi-ouvertures miment le rythme de la parole ou le lent ressac des vagues. La simple tête hirsute de Terzieff sortie de sa grotte, comprendre dépassant d’une étroite fente ménagée entre la scène et le rideau d’argent, vaut d’aller louer un fauteuil à l’Odéon. Quelques lourds boucliers, deux trois T-shirts et des treillis sans couleur pour tout costume, un arc vite oublié, parachèvent l’efficacité de la mise en scène très chorégraphiée.
Si la diction estampillée T.N.P. des plus jeunes comédiens, et notamment de David Mambouch (alias Néoptolème), est plus encombrante et rigide que structurante, gageons que la souplesse du fringant Terzieff les déridera. D’autant que Johan Leysen est un excellent partenaire, tout à fait à l’aise dans le rôle du pleutre Ulysse. La mise en scène, la direction d’acteur, l’intelligence du texte et son oralité ne réclament en outre aucun artifice. Il suffit d’entendre ceci : « Allons pitié, c’est un sort monstrueux qui m’a fait monstrueux / je suis seul faible sans rien et j’ai faim / qui que vous soyez parlez-moi / que j’entende enfin une langue humaine. ». Une « langue humaine » : c’est dit dès les premiers instants et répété à l’envi par nos trois poètes de l’Odéon. ¶
Cédric Enjalbert
Philoctète, de Jean‑Pierre Siméon, variation à partir de Sophocle
Coproduction Théâtre national populaire-Villeurbanne | Cie Laurent‑Terzieff
Mise en scène : Christian Schiaretti
Avec : Laurent Terzieff, Johan Leysen, David Mambouch, Christian Ruché, Julien Tiphaine
Le chœur : Olivier Borle, Damien Gouy, Clément Morinière, Julien Tiphaine
Scénographie : Fanny Gamet
Costumes : Thibaut Welchlin
Lumières : Julia Grand
Coiffures et maquillages : Claire Cohen
Conseiller littéraire : Gérald Garutti
Photo : © Christian Ganet
Théâtre de l’Odéon • place de l’Odéon • 75006 Paris
Réservations : 01 44 85 40 40
http://www.theatre-odeon.eu/fr
Du 24 septembre au 18 octobre 2009, du mardi au samedi à 20 heures, dimanche à 15 heures
Durée : 2 heures
32 € | 24 € | 14 € | 10 €
Tournée :
- T.N.P.-Villeurbanne, du 18 novembre au 23 décembre 2009
- Sceaux, les Gémeaux, du 14 au 18 janvier 2010
- Marseille, Théâtre de la Criée, du 23 au 29 janvier 2010
- Chambéry, espace Malraux, du 3 au 5 février 2010
- Valence, Comédie de Valence, du 10 au 12 février 2010
- Genève, Théâtre de Carouge, du 18 février au 7 mars 2010
- La Rochelle, la Coursive, du 12 au 14 mars 2010