Pina Wood, Chalon dans la rue, Châlon-sur-Saône, Scènes de rue, Mulhouse

Parce-que-les-majorettes-finissent-toujours-sous-un-tas-de-bûches-ou-dans-une-bétonneuse-Pina-Wood © Zelie-Noreda

Dark poetry en grands espaces

Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups

Mon premier est un Alice « in the sky of diamonds » savamment enfumé par le collectif Balle Perdue, vu au Festival Chalon dans la rue ; mon second une émission radiophonique en bi-frontal où le public trouve sa voix entre une grande prêtresse tatouée et une batterie illuminée, spectacle vu au festival Scènes de rue. Les deux sont traversés par la narration hallucinée de Pina Wood.

Dans un nulle part de voyous et voyants, dans un pays qui a « une gueule de mariage raté », dans une zone interlope qui pourrait tourner en rond autour d’un giratoire mais préfère l’errance type zombie, « c’est l’été et on se fait chier comme en hiver ». Faut dire que Giselle Carter (alias Beyoncé) est morte. Et il faut se relever pour continuer à (sur) vivre.

Derrière les docks de Port Nord, lieu iconique de La Méandre, le collectif BallePerdue se saisit d’un carrefour / parking / rues industrielles d’une profondeur de champ troublante, très cinématographique. Il y pose des lumières lynchéennes (nous avons vu la version nuit noire ; il en existe une à la tombée du jour). On se croirait dans les terrains vagues et les étendues désertiques de Lost Highway.

Poème paranormal

BallePerdue est un collectif de six personnalités touche-à-tout rassemblées autour de Marlène Llop à Toulouse. Ils sont nourris, on le sent, par l’esthétique du clip, par l’urbain, dont ils saisissent avec vigueur la poésie et la philosophie du « je traîne dehors ». Mais, comme chez Tolkien, « tous ceux qui errent ne sont pas perdus ». On perçoit un souci du contexte, du vêtement et de la dégaine.Pour cette traversée sur les pas d’une danseuse, BallePerdue part à nouveau d’un texte halluciné et hallucinant de Manu Berk qui fomente des sortes de poèmes zarbis entre le Polaroïd et la vision mystique. Un texte qui mérite d’être exploré : judicieusement, l’édition fait partie de la démarche créative.

On nous invite ici à errer dans un petit bal paumé, post-guérilla urbaine. Au spectacle, on vient parfois chercher un récit, un début et une fin pour s’assurer des causes et des conséquences. Ici, l’histoire est dissoute. Suffit de planer et de flâner. Voyage psychédélique. De quoi ça parle ? On ne saurait dire. La fumée et les lumières tiennent lieu de liant et de focus. C’est peut-être un barbecue sauvage, peut-être un enterrement populaire, peut-être le rêve de cette grande fille nattée qui nous parle, en spoken word, ou une visite guidée de tableaux de la Renaissance version XXIe siècle. Un surnaturel diffus enrobe le tout, mâtiné de SF à la Stranger things. On tâtonne dans l’ambiance. On cherche des présences… et on les trouve. Poèmes en arrêt sur image ou en mouvement.

C’est un lieu, un espace avant tout. Où les mots peuvent faire pop, puis s’évanouir. Où l’on assiste à « l’assomption de la vierge en wheeling », où « le ciel se charge comme un uzi semi-automatique ». C’est la « zone » qui est ici explorée, espace hybride entre le périph et la dalle au bas de l’immeuble, entre le conte et le western. Le public ne sait pas trop où se placer et c’est heureux. Il glisse, comme les complices amateurs associés à la représentation, et pourrait fort bien passer pour un personnage ou un danseur, lui aussi. Il y a ce MOLLEY, blaze tatoué sur la panse, qui se dresse comme une statue sur un muret. Il y a ces technicien·ne·s qui éclairent les scènes comme des lucioles ou des écrans de téléphone. Il y a une 205-cerceuil qui s’évanouit façon Christo-Copperfield. Que de belles images. Que d’impressions de la rétine. Miracles ou mirages ? On consent.

Noir / Comme les langues de poésie

Dans la nuit déjà, au festival mulhousien « Scènes de rue » on avait vu surgir la montreuse de mots Pina Wood (la narratrice de BallePerdue). Une sacrée découverte ! Sous son propre nom de scène, elle officie en grande pythie à exhortes tranchées. Elle shake son verbe avec amour et rage dans une émission radiophonique intimiste. Cela se passe sous les étoiles, sur un parking : le public, installé en bi-frontal, assiste à ses punchlines lobées à un batteur aux rythmes bien sentis, tout auréolé de lumière, à l’autre extrémité du couloir central.

Le thème, ce soir-là, est consacré au sauvage. Ensemble, on construit une définition du mot. Pour illustrer le propos, les spectateurs et spectatrices sont invités à raconter leur rencontre avec un animal, à sonder leur rapport à la nature, à évoquer des épiphanies. Et le font volontiers, comme si la nuit patinait les pudeurs.

Le dispositif radio-débat crée une petite bulle où les « je » se rencontrent (et ça fonctionne aussi à la Plage des Six Pompes à la Chaux-de-Fonds, au beau milieu d’une rue, avec une assistance suisse qu’on imaginait plus réservée). On entend des anecdotes d’une grande sincérité. La mort d’un corbeau qui provoque une dépression. Une fille qui s’autorise à aimer les filles. Un mec à qui sa copine a reproché d’être trop sauvage…

Pina-Wood-Majorettes © Zelie Noreda
Pina Wood © Zelie Noreda

Pina va et vient avec son micro, se raconte elle aussi « en imaginant très fort que Dieu et tous les auditeurs de France Inter l’entendent », rassure malgré sa dégaine de reine de bal indomptée. De-ci de-là, avec un grand coutelas de parole brute, elle retourne sur son piédestal et sonde des plaies béantes, y balance du poème en Médusa altière, susurre ou crache sororité et sentiments.

C’est parfois philosophico-potache avec le jeu des questions indécidables qui propose, par exemple, de choisir entre avoir un bourdon dans l’oreille ou un moustique dans le cul, ou encore de coucher avec l’esprit de son père dans le corps de son petit ami (ou inversement). Quand même, quel vertige ! Le plus souvent, c’est du joyau de matin blême : « L’amour / c’est une feuille de papier calque / que j’appose sur les restes d’explosion de ma tête / Les jours flous / où être vivante ne suffit plus ». Nath, Marie ou le jeune Kevin se confient. Ce dernier remporte un franc succès avec sa synthèse sur les pigeonnes, les louves et la civilisation débordée par l’instinct – car c’est toujours à une personne du public qu’est confié le dernier mot, avant un dernier poème éruptif. Régulièrement, Beckett est de la partie avec son fameux « Elles accouchent à cheval sur une tombe. »

Dans Fiévreuse Plébéienne, magnifique recueil paru aux éditions du Commun au printemps, Élodie Petit glisse un manifeste poétique à la gloire de la langue bâtarde. Elle y défend le droit aux emprunts, à saisir et mixer tout ce qui nous tombe sous la langue ou l’œil. Les membres du collectif BallePerdue excellent en la matière : ils affirment « ne rien inventer ». En descendants, ils « volent, digèrent et proposent ». Pina Wood pratique aussi brillamment cet art du sample qui détourne et réinvente le réel : elle fait feu de tout bois, bribes d’histoires et souvenirs évoqués par les spectateur.rices, et l’alimente avec sa poésie intime.

Ses lectures filtrent dans sa façon de « se débattre telle une horde contre le vent ». Drôle d’accoucheuse à la voix caressante et au sourire indéboulonnable, elle fait parfois songer à une psychanalyste (collective) ou à ces confesseuses de minuit, Menie Grégoire ou Mireille Dumas underground. On goûte avec jubilation à sa verve noire et condensée, au choc de la langue-bien-pendue-animale qui murmure ou tambourine sur la poitrine en Queen Kong, à la confiance accordée à la parole du public. Elle trifouille les constructions sociales autour de la « femme », dénonce les violences, impose son désir. C’est doux, sensuel, militant. On en redemande ! Ohé, celles et ceux qui programment ! Cet uppercut s’appelle Parce que les majorettes finissent toutes sous un tas de bûches ou dans une bétonneuse. Il tape fort, puis c’est la nuit. 🔴

Stéphanie Ruffier


I’m not Giselle Carter, du collectif Balle Perdue

Le texte de Manu Berk est auto-édité par le collectif
Site de la compagnie
Mise en scène et direction artistique : Marlène Llop
Musique et création sonore : Arthur Daygue
Voix et chant : Pina Wood
Danse : Ji  in Gook
Présence de « personnages recrutés » dans le lieu de diffusion
Installation, jeu, vidéo et lumière : Jérôme Coffy et Laurie Fouvet
Durée : 45 minutes
À partir de 14 ans
Chalon dans la rue • Port Nord • Chalon-sur-Saône
Du 20 au 24 juillet 2022
Gratuit
Tournée ici :
• Du 18 au 20 août, à 22 heures, pastille 114, festival Éclat, In, Aurillac (15)
• Le 1er octobre, L’Atteline avec le théâtre de la Vignette, à Montpellier (34)

Parce que les majorettes finissent toujours sous un tas de bûches ou dans une bétonneuse, de et par Pina Wood

Site de la compagnie
Écriture, conception et interprétation : Pina Wood
Composition musicale, batterie : Thomas Lippens
Sonorisation et habillage radio : Frédéric Devaux aka Bobby
Scénographie lumineuse : Olivier Brun et Antoine Gautron
Demi-Meute : Bastien Salanson aka Baloo
Durée : 1 h 15
À partir de 16 ans
Scènes de Rue • centre-ville, square, forêt et places • 68100 Mulhouse
Du 15 au 17 juillet 2022
Gratuit
Tournée :
• Les 30 et 31 juillet, Festival des Six Pompes, à La Chaux-de-Fonds (Suisse)

À découvrir sur Les Trois Coups :
Scènes de Rue 2022, par Stéphanie Ruffier
Festival Les Rugissantes au Creusot, par Stéphanie Ruffier

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories

contact@lestroiscoups.fr

 © LES TROIS COUPS

Précédent
Suivant