Lancer des piques aux préjugés
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Encore un jeune collectif d’acteurs plutôt doués que les Clochards célestes nous proposent de découvrir. Il est vrai que le maître de jeu (écriture et mise en scène) est Jean‑Yves Picq lui-même…
Le spectacle a eu le temps de se rôder, à Avignon l’an dernier en particulier. Il a donc acquis sa pleine maturité. Quoiqu’il s’affiche pour les plus de huit ans, il me semble plus adapté à des préadolescents (et adolescents). Car une des thématiques, la plus forte assurément, est celle des rapports compliqués entre garçons et filles.
Trois filles et trois garçons sont sur un bateau… Et si personne ne tombera à l’eau ni ne sera mangé, ils vivront ensemble des heures bien inconfortables qui vont les malmener.
Cette embarcation va descendre le fleuve Niger que l’on sait peuplé d’animaux préhistoriques à haute valeur anxiogène, les crocodiles… On ne les verra pas et ils ne croqueront personne, mais quand même !
Au début du spectacle, trois jeunes gens sont installés sur une pirogue très rustique entourée d’eau figurée par des bâches de plastique marronnasse comme l’eau du fleuve. Ils ont l’air de s’ennuyer ferme… Longtemps après (temps subjectif) arrivent les trois demoiselles, pas contentes du tout de trouver les « bonnes » places occupées. Résistance des premiers arrivés ? Chacun se hausse du col : vont-elles monter à la fin ou continuer à bouder et faire les mijaurées ?
La langue, véhicule des préjugés et… de la poésie
On est ici en plein cœur du texte de Picq, débusquer les a priori à l’œuvre : les garçons devraient être forts, galants et courageux (en réalité ils ne seront rien de tout cela) et les filles des enquiquineuses capricieuses patentées. Le voyage montrera que les garçons pleurent parfois et même sont sujets aux crises de nerfs.
Si ce thème est un peu rebattu, la manière de le traiter est fort intéressante. D’abord parce que les six s’expriment dans une langue composite à la syntaxe très particulière, ce qui rend ces jeunes peu compréhensibles. On aura deviné qu’il s’agit, non d’un vulgaire patois, mais d’une langue « djeune », destinée à isoler une classe d’âge tout en permettant à ceux qui la composent de se reconnaître immédiatement entre eux. Le procédé serait lassant si n’intervenait un septième personnage, un Noir déguisé en Monsieur Banania, conducteur de la pirogue, surnommé élégamment par les six jeunes crétins blancs, « le Moteur ».
Autres a priori qui se superposent aux premiers, ceux des coloniaux / colonisés. Plus violents car jamais discutés entre les protagonistes, comme s’ils allaient de soi. Ces petits messieurs et demoiselles sont en vacances, donc servis par des intouchables. Or le piroguier, qui passe la première partie du spectacle invisible puis muet, s’exprime dans un français châtié et même diablement poétique, ou bien fredonne des airs africains de sa belle voix de griot. Infligeant ainsi une sacrée leçon aux six blancs-becs qui sont vraisemblablement incapables de la comprendre. Les jeunes spectateurs au contraire, la reçoivent cinq sur cinq, et l’on sentait bien, dans la salle remplie cet après-midi-là de collégiens, que tout cela faisait mouche !
Ce spectacle est tout simple. Une mise en scène très sobre qui n’utilise que peu d’accessoires (un peu de sable jeté d’un seau pour faire surgir la terre sur laquelle on accoste, par exemple) et pratiquement pas de technique. Des comédiens très justes, sensibles, qui évoluent avec précision sur l’espace très restreint de ce frêle esquif. Une bande-son réduite à quelques airs de Nawal. Et surtout, il faut bien le dire, une direction d’acteurs impeccable. Le contraire nous aurait étonnés de Jean‑Yves Picq. Au final, un court moment de théâtre mais dense et bien mené. ¶
Trina Mounier
Pirogue, de Jean‑Yves Picq
Collectif Le Bleu d’Armand
Le collectif Le Bleu d’Armand a été créé par Zoé Agez‑Lohr, Nolwenn Le Doth, Anna Pabst et Julien Perrier, comédiens qui se sont rencontrés au conservatoire d’Avignon
Le Bleu d’Armand est fondé autour de quatre Armands et réunit des artistes associés aux différents projets afin de trouver ensemble une dynamique commune pour défendre un théâtre ludique, responsable et poétique qui se veut accessible à tous.
Texte et mise en scène : Jean‑Yves Picq
Avec : Zoé Agez‑Lohr, Nolwenn Le Doth, Florian Martinet, Anna Pabst, Julien Perrier, Laurent Secco et Abdillah Fahadi
Crédit musique : Malesh, et Aman de Nawal, avec leurs aimables autorisations
Photo : © Kevin Buy
Théâtre des Clochards‑Célestes • 51, rue des Tables‑Claudiennes • 69001 Lyon
04 78 28 34 43
http://www.clochardscelestes.com/
Du 27 mai au 10 juin 2016, les mardi, mercredi et vendredi à 20 heures, le jeudi à 19 heures, le samedi à 17 heures
Durée : 1 heure
De 15 € à 8 €
Dès 8 ans