Ce mufle de Platonov
Par Delphine Padovani
Les Trois Coups
Au Chai du Terral, la compagnie Machine Théâtre reprend « Platonov », créé en 2010. Dans ce cadre bucolique, la mise en scène impeccable de Nicolas Oton donne à cette fraîche soirée de mai l’allure d’un beau mais triste soir d’été.
La pièce du jeune Tchekhov convie une ribambelle d’estivants au grand déballage des frustrations sociales et amoureuses, exacerbées par l’alcool. En première ligne, on suit le personnage éponyme, ancien étudiant idéaliste désormais simple maître d’école, qui du haut de son grand âge – pas moins de 27 ans – jauge ses pairs avec amertume et suffisance. Quand il ne fait pas la leçon, l’énergumène s’empêtre dans ses chassés-croisés avec la fidèle Sacha, la fébrile Maria, la romanesque Sofia et la plus expérimentée Anna. Au second plan, on suit le ballet de tous les protagonistes qui exhument petites vacheries et grandes affaires, réglant gaiement leurs contentieux avant la fin des vacances. Avec Platonov pour centre névralgique et une quinzaine de contemporains pour satellites, les intrigues sont multiples et parfois longues à démêler. L’ensemble est en dents de scie, à l’image d’une longue veillée festive rythmée de scènes décisives, hautes en couleur, et de flottements plus anecdotiques.
Ici, comme souvent dans la vie, l’ivresse donne un certain panache aux échanges nocturnes et beaucoup d’aigreur aux lendemains de cuite. Sans négliger la valeur comique de tels écarts, Nicolas Oton ne laisse aucune relation, aucune réplique au hasard. Il expose patiemment la multiplicité des liens amoureux, amicaux, familiaux et sociaux qui unissent tous les personnages. Il confirme ainsi la cohérence et l’efficacité dramaturgique d’un rassemblement de personnalités a priori incompatibles. En cela, il sert le texte avec un respect et une conviction sans faille.
Chaque rôle est traité avec soin, tant du point de vue du jeu que de celui des costumes. Les acteurs offrent à leur personnage une couleur particulière en travaillant la gestuelle, l’intonation et l’élocution. Ils se démarquent du groupe durant leurs scènes principales en dosant savamment leurs éclats de voix. Ils se fondent discrètement dans la masse ou disparaissent en silence quand ils n’ont plus rien à dire. Très agréables à observer, ils sont vêtus selon des formes et des teintes qui conjuguent diverses tendances du xxe siècle. Le parti pris dote chaque caractère d’un trait d’originalité tout en conservant unité et vraisemblance. L’accoutrement des quinze comédiens, leur répartition sur le plateau, leurs déplacements fluides et contrôlés, leurs étreintes soudaines et leurs longues poses assises, de dos ou de profil, témoignent d’une grande attention portée à la composition des images scéniques.
Parenté de l’ensemble avec Edward Hopper
L’espace est conçu comme l’écrin de ces images, étrangères au temps qui passe malgré la présence d’une horloge durant la première partie du spectacle et malgré les différentes allusions du texte aux heures du jour et de la nuit. La scénographie aux tons acier procède d’un habillage du sol et des parois de la cage de scène, découpée en forme rectangulaire très large et peu profonde. Ce cadre panoramique est rappelé par des panneaux amovibles disposés en fond de scène. Retirés ensuite, ces panneaux nous font découvrir une fenêtre ouverte sur la nuit noire, qui donne à voir en plan américain les acteurs de passage au lointain. Quelques fauteuils de cuir bordeaux meublent sommairement le plateau, où les éclairages crus soulignent un peu plus encore la parenté de l’ensemble avec les tableaux d’Edward Hopper.
Si la référence traduit l’élégance du spectacle, elle marque aussi les limites de la mélancolie portée à la scène. On peut sans doute passer des heures à contempler l’attente d’une figure piégée dans un tableau. Mais au théâtre, l’expérience est plus rude. On se surprend à espérer la mort de Platonov, principal responsable des rendez‑vous manqués et des projets ajournés.
La lecture précise du texte, le jeu maîtrisé des acteurs, la relative sobriété des costumes, la simplicité du décor, de l’éclairage et des effets sonores – douce mélodie des grillons ! – donnent à cette mise en scène la rigueur et le raffinement d’un classique. Un intermède savoureux autour de la chasse ajoute un brin de fantaisie, qu’on aimerait plus manifeste au fil de la représentation. Mais cela amoindrirait peut‑être l’influence de Platonov, qui n’est décidément pas drôle et si peu aimable malgré tout son charme, admirablement rendu par Frédéric Borie et très justement valorisé par la compagnie, au complet. ¶
Delphine Padovani
Platonov, d’Anton Tchekhov
Traduction : André Markowicz et Françoise Morvan
Cie Machine Théâtre • 5, rue de la Raffinerie • 34000 Montpellier
04 67 06 57 34
Site : www.machinetheatre.com
Mise en scène : Nicolas Oton
En hommage à Françoise Bette
Avec : Ludivine Bluche, Frédéric Borie, Lise Boucon, Brice Carayol, Dominique Ferrier, Christelle Glize, Laurent Dupuy, Franck Ferrara, Vincent Leenhardt, Céline Massol, Patrick Mollo, Patrick Oton, Cyril Amiot, Thomas Trigeaud, Mathieu Zabé
Création lumières : Jean‑Pascal Pracht
Création et régie son : Alexandre Flory
Scénographie : Gérard Espinosa et Franck Ferrara
Costumes : Héloïse Labrande
Assistantes costumes : Clémentine Chevalier et Mathilde Hess
Maquillage : Sophie Lombard
Peinture décor : Muriel Chircop
Régie générale et plateau : Jean‑Marie Deboffe
Régie lumières : Thomas Clément de Givry
Photo : © Eva Tissot
Administration : Lætitia Hebting
Chai du Terral • domaine du Terral • allée Joseph‑Cambon • 34430 Saint‑Jean‑de‑Védas
Site du théâtre : www.saintjeandevedas.fr
Réservations : 04 67 82 02 34
Mercredi 16 mai 2012 à 19 heures
Durée : 3 h 30 avec entracte
15 € | 10 €