« Plutôt vomir que faillir », Rébecca Chaillon, centre dramatique national Besançon

Plutôt-vomir-quefaillir-Rébecca-Chaillon

Familles, vous nous gavez !

Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups

L’adolescence, une période pas facile à digérer. Rébecca Chaillon l’envisage en partageant sa gourmandise pour la performance avec quatre jeunes interprètes. Le théâtre se fait cauchemar en cantine, rituel de passage et lieu de construction de soi. Vif, inclusif et mordant. Un vrai festin !

Tranches d’autofiction, mijotés de corps sauce colère, les spectacles de Rébecca Chaillon taillent toujours dans le vif de l’intime. Courrez-y vite ! Dans ce nouvel opus où elle n’apparaît pas physiquement sur scène, elle s’attaque à un morceau de choix : ce moment de la vie où l’on change de carapace, où le corps mue, où l’on cherche qui l’on l’est et qui l’on devient. La metteuse en scène confie garder « le souvenir amer de n’avoir rien compris à ce qu’il (lui) arrivait » alors. Elle évoque, comme genèse de son projet, son désir de saisir une « période où (elle) aurait voulu qu’on mette sur (sa) vie des mots, des images à la hauteur de (ses) émotions. »

La scène d’exposition se met lentement en place. Bardés d’espièglerie et de couleurs pétantes, les quatre performeurs ne cessent de réajuster une immense assiette et ses couverts sur-dimensionnés. Cette scénographie « Chérie, j’ai rétréci les gosses » semble illustrer la place monstrueuse de la nourriture dans la vie de Rébecca, comme dans celle des ados. C’est aussi, peut-être, un clin d’oeil au complexe du homard théorisé par Françoise Dolto. Cela semble si fastidieux d’évoluer dans un univers d’adultes trop grand, normé, cadré, inadapté, à des « êtres pas finis ». Comment faire siens ces outils et ces structures, cette vaisselle démesurée dont on hérite ?

Des bouches qui ne connaissent aucun repos

On est cerné par l’univers de la (mal) bouffe : à jardin, une façade de micro-ondes aussi imposante q’un mur de son. À cour, un self-service de cantine plutôt réaliste. Famille et école semblent liguées pour gaver, au sens propre comme au figuré, les teenagers. Dans des saynètes très visuelles, quasi cinématographiques, la langue drôle et véhémente de l’autrice saisit les injonctions impossibles à avaler. Savoirs scolaires, attentes parentales… Le texte mâche et remâche le trop plein : « Ne plus rien avaler, tout rendre » ? Surgissent des esquisses de familles, celles « où ça ne parle pas ou trop fort », celles qui ne parviennent pas à « nourrir le ventre et la cervelle en même temps », celles où le non-dit et le silence sont assourdissants… Car le problème de fond, bien sûr, c’est la parole : comment poser des mots ?

Plutôt-vomir-quefaillir-Rébecca-Chaillon
© Dans le ventre

Ces thèmes, l’artiste à la langue éruptive, les travaille au corps, inlassablement. Dans sa contribution à Sororité, ouvrage collectif dirigé par Chloé Delaume, elle traquait déjà ses obsessions dans ses journaux intimes. Dans « autoportrait de famille », carte blanche confiée par la revue La Déferlante, elle auscultait ce qui constitue la famille : les liens tissés, les besoins, la confrontation des subjectivités et les malentendus. Avec Pierre Guillois, dans un spectaculaire Sujet à vif, elle explorait avec culot le poids des traditions alimentaires et religieuses. Si sa pensée artistique semble irriguée par celle de Didier  Éribon, Édouard Louis et Sophie Calle, elle trace toutefois sa route singulière, au croisement des luttes féministes, queer et anti-racistes, en un mot intersectionnelles.

« papa bleu, maman rose, enfant arc-en-ciel »

Ce nouveau spectacle, très plastique, contient tous les ingrédients du bonheur pour séduire l’exigeant public adolescent. On y retrouve le jeu performatif avec la nourriture et l’auto-maquillage, une des signatures de Rébecca Chaillon depuis sa rencontre avec Rodrigo Garcia. On s’y amuse d’un côté « malaisant » – parole de jeunes spectateurs – lors de mises à l’épreuve des corps. Ah ! La scène où la moutarde monte au nez de Zachary et où il rejoue ses origines façon homme-invisible-momie : superbe jeu de montrer-cacher ! Ah ! Cette autre où Mélodie exhibe sa pilosité, en caméra subjective façon Blair Witch ! Le manga ou l’urbex, terrains de prédilection des ados, sont revisités avec inventivité. C’est bourré de trouvailles visuelles et ludiques pour dire les violences, les explorations, les armures. N’en disons pas plus pour conserver le suc et la fraîcheur de cette pièce vitaminée.

Surtout, on aime immensément comment Rébecca a su transmettre sa malice politique, son irrévérence et son too much. Ses interprètes sont de petits warriors qui ne cachent rien de leur intérieur, à l’image de leurs sacs à dos transparents. Ils crachent le morceau dans des prises de parole située, façon Bourdieu, dévoilant leur prénom, leur lieu de naissance, leur signe astro, leur configuration familiale. En eux, les multiples facettes de l’identité de la metteuse en scène (lesbienne, noire, martinico-montreuillaise) s’exposent et explosent.

L’aspect documentaire est une des forces de leurs propositions – même s’il faudrait veiller à resserrer les impros qui font parfois pâle figure face à la force de l’écriture aux petits oignons de l’autrice. Acné, règles, fumette, Parcours Soup’ et préférences sexuelles sont abordées de manière frontale. Cela donne joie et puissance à ce public ravi de la visibilisation de ses questionnements. Purée, quelle magnifique invitation à montrer ses failles… et à dévorer la vie ! 🔴

Stéphanie Ruffier


Plutôt vomir que faillir, de Rébecca Chaillon

Site de la compagnie Dans le ventre
Mise en scène : Rébecca Chaillon
Écritures : Rébecca Chaillon avec les acteurices
Avec : Chara Afouhouye, Zakary Bairi, Mélodie Lauret, Anthony Martine
Technique et construction La Ferme du Buisson : Léa Sabot, Marie Bernardin et Jérôme Champlet
Dramaturgie et collaboration à la mise en scène : Céline Champinot
Assistant à la mise en scène : Jojo Armaing
Scénographie : Shehrazad Dermé
Création sonore : Élisa Monteil
Création lumière et régie générale : Suzanne Péchenart
Création dispositif réseau-vidéo : Arnaud Troalic
Paroles et composition des chansons : « Tout mon sang », « Et si j’étais ? », « Poil », et « Putréfaction » : Mélodie Lauret
Création par l’équipe du CDN de Besançon et notamment :
Costumes : Florence Bruchon
Décor : David Chazelet, Antoine Peccard, Thomas Szodrak
Durée : 1 h 20
Tout public à partir de 12 ans

CDN de Besançon • Place Lagarce • 25000 Besançon
Du 1er au 3 décembre 2022

Tournée ici :
•  Du 7 au 10 décembre, MJ83, Bobigny (93)
• Les 5 et 6 janvier 2023, La Garance, Cavaillon (84)
• Les 13 et 14 janvier, La Ferme du buisson, Noisiel (77)
• Du 18 au 21 janvier, Maillon, Strasbourg (67)
• Les 27 et 28 janvier, Théâtre populaire normand, La Chaux-de-Fonds (Suisse)
• Du 12 au 14 avril, CDN, Orléans (45)

À découvrir sur Les Trois Coups :
Mauvaise petite fille blonde, par Florence Douroux
Palmarès Grands Prix Artcena, par Stéphanie Ruffier

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories